La belle Azénor
Par un gai soleil de printemps, et vers la fin de la journée, car ils venaient de loin, six chevaliers, magnifiquement vêtus et montés sur de luisants destriers gris, aux harnais d’argent, que suivaient six valets, également à cheval, arrivèrent devant le château d’Armor.
La saison du renouveau étant la meilleure et Judicaël, fils aîné du roi de Cornouailles, étant d’âge à prendre femme, les six chevaliers venaient demander pour lui en mariage la belle Azénor, fille unique du roi de Léon, dont la sagesse et la grâce, au dire de la renommée, égalaient la beauté.
Et c’était la vérité pure.
À quelques pas du pont-levis, ils s’arrêtèrent, et l’un d’eux, qui était le chef, saisissant le cor d’ivoire qu’il portait en bandoulière, en sonna pour qu’on leur ouvrît.
Un des archers qui se tenait dans la salle des gardes courut aussitôt avertir le roi de la visite.
— Sire, lui dit-il, ce sont six chevaliers, suivis de leurs valets, qui réclament l’entrée.
Faut-il leur ouvrir ?
— Certainement. Qu’on se dépêche, et qu’on dresse la table pour le souper. Il se fait tard. Nos hôtes doivent avoir grand-faim.
Une fois entrés dans le château et conduits en présence du roi, les six chevaliers le saluèrent en s’inclinant et le chef, par-dessus tout impatient d’accomplir son message, pour avoir l’esprit plus tranquille après, s’enquit auprès du roi s’il voulait bien accepter pour gendre le fils de leur seigneur, le jeune et brave Judicaël.
— Je le connais, répondit le roi, qui n’avait dès lors pas besoin de réfléchir. Il a bonne réputation et est digne de son père, il a de l’honneur, il est vaillant et généreux. Ma fille est belle et douce autant que sage. Ils s’accorderont bien, j’espère, l’un avec l’autre. Si pénible qu’il me soit de me séparer d’elle, qui est ma joie et mon soutien dans mes vieux jours, je consens de grand cœur à cet hymen. Vous pourrez le dire à votre maître.
À quelques semaines de là, le temps de faire les préparatifs de la cérémonie, le mariage eut lieu au château d’Armor.
L’évêque d’Is se dérangea tout exprès pour bénir les jeunes époux et il leur fit un beau discours.
Les noces durèrent quinze jours. C’est ainsi qu’au pays de Léon l’on festoie.
Les mets les plus exquis furent servis en abondance aux invités, qui étaient fort nombreux.
Le vin, le cidre et l’hydromel coulèrent à longs flots.
Les joueurs de harpe rivalisèrent. On chanta, de plus, on balla.
Tout le monde était en gaîté.
Bref, ce furent des noces comme l’on n’en voit pas souvent pour la longueur et l’agrément.
Mais elle n’est si réjouissante fête qui ne doive se terminer.
Le quinzième jour, Judicaël, se trouvant à part avec Azénor, lui prit tendrement les mains dans les siennes et la regardante avec amour dans le fond de ses yeux, qui étaient clairs comme une source de montagne :
— Gentille épouse, lui dit-il, voilà beau temps que vous êtes à tous. Vous plairait-il d’être enfin à moi seul, qui mieux que tous, vous aime et veux vous rendre heureuse ?
En ce cas, nous allons regagner ma demeure, qui sera désormais la vôtre.
— Je suis prête, mon cher époux. Votre demeure est ma demeure, votre chemin sera le mien. Soyez mon guide et mon soutien, car je suis faible, sans défense, et c’est le lot des femmes que leur mari les aide et les conduise dans la vie.
L’heure de la séparation ayant sonné, au grand regret du roi, qui avait peine à cacher son émotion en embrassant sa fille, Judicaël et Azénor quittèrent, avec leur suite, le château d’Armor pour regagner le leur.
Ils chevauchèrent d’abord lentement, pour ne point sembler trop pressés d’abandonner le roi, qui les accompagnait d’un regard attristé, en leur faisant de temps à autre des signes de la main — puis plus vite, dès qu’il ne fut plus possible de le voir.
Le beau-père d’Azénor lui fit, de son lit, grand accueil, car il était malade et n’avait pu, pour ce motif, assister au mariage.
La belle-mère ne se montra pas moins aimable, en apparence, et la couvrit de compliments, mais il y avait de l’amertume dans son miel.
Comme il arrive souvent, elle se dépitait d’avoir à partager le cœur de son fils avec une étrangère.
Le roi de Cornouaille vint à mourir, laissant le trône à Judicaël, et la vieille reine en fut bien marrie, parce qu’il y en avait dorénavant une jeune et qu’elle-même ainsi passait au second rang.
Azénor cependant n’en prenait nul avantage auprès d’elle et se montrait toujours aussi douce et soumise. Mais les seigneurs, de plus en plus gagnés par sa joliesse et sa bonne grâce, marquaient la différence, et la vieille reine en étranglait de rage. — Ah ! la pécore ! Tous ces imbéciles sont à genoux devant elle. Que ne l’a-t-on choisie moins avenante ! Mon fils lui-même ne me témoigne plus autant d’affection. Il me néglige, il finira par m’oublier. Décidément tous les enfants sont des ingrats. Mais je ne me tiens pas pour battue et j’y mettrai bon ordre.
Depuis le mariage, sept mois déjà s’étaient écoulés.
Un jour que Judicaël se trouvait seul avec elle, la vieille reine lui conta qu’un chevalier faisait la cour à Azénor, que celle-ci l’écoutait avec complaisance, et même qu’on les avait surpris ensemble à se parler de près.
— Quel malheur, conclut-elle qu’on ne sait pas forger des clefs pour boucler les cœurs infidèles ? Défends bien la lune du loup, mon pauvre enfant, et ton nid du coucou.
Elle réussit de la sorte à semer dans l’esprit de son fils la rancune dont le sien était plein. Sans doute, connaissant sa femme et n’ayant jamais eu l’ombre de rien à lui reprocher, tant Azénor se montrait tendre et attentive en toutes choses à lui être agréable, il n’aurait pas dû prêter l’oreille aux accusations de sa mère, mais l’amour ne va pas souvent sans jalousie, et il aimait follement Azénor.
La colère le saisit.
Il ne songea pas un instant à interroger la prétendue coupable, et il la condamna sans l’avoir entendue.
— C’est bien, s’écria-t-il. Qu’on l’emprisonne en la tour ronde et, puisqu’elle a le diable au corps, dans trois jours, on les brûlera tous les deux.
Le troisième jour avait lui. L’infortunée Azénor, innocente pourtant comme un agneau, avait demandé à comparaître devant son seigneur pour se disculper. Il ne voulait pas l’entendre, et même elle fut forcée de lui rendre l’anneau nuptial, symbole mensonger d’une union qui devait être sans fin.
Donc, étant innocente, elle n’avait pas honte et, quoique faible, aucune peur.
En robe blanche et les pieds nus, elle marcha la tête haute, et d’un pas ferme, vers le bûcher qu’on avait dressé dans la cour du château.
En la voyant ainsi marcher, les hommes et les femmes, qui faisaient la haie sur son passage, sentaient leur cœur se serrer, et des larmes mouiller les yeux, car ils se doutaient bien qu’elle n’était pas coupable. Ils n’osaient pas protester, par crainte de leur maître, contre le crime abominable qui menaçait de s’accomplir, mais le désapprouvaient entre eux.
— Est-ce possible, ô, Dieu ? Tuer la biche avec son faon !
Azénor, en effet, était près d’avoir un enfant.
Sa belle-mère, qui se tenait au premier rang, pour jouir du supplice, alors que tout de même son époux Judicaël s’était enfermé chez lui, entendit les propos qui couraient de l’un à l’autre, et, se retournant furieuse vers les mécontents :
— Taisez-vous, leur dit-elle, ce n’est pas une biche, c’est une vipère, et, si l’on a raison d’écraser les vipères, encore bien mieux fait-on quand elles sont pour avoir des petits.
Et, là-dessus, elle se mit à harceler, de la voix et du geste, les valets qui, Azénor étant montée sur le bûcher, soufflaient aux quatre coins, après y avoir bouté le feu : — soufflez donc, les chauffeurs, soufflez plus fort que ça, soufflez. Le bois est sec, il devrait prendre comme braise.
Mais c’est en vain qu’ils se gonflaient les joues comme des outres. À peine le feu commençait-il à prendre qu’au lieu de l’activer, leur souffle l’éteignait.
— Ce n’est pas naturel, s’écria, en se redressant, le maître valet, qui était un méchant homme, et par là favori de la mauvaise reine. Vous l’avez dit, madame, le bois est sec et devrait prendre comme braise. Il faut qu’elle l’ait ensorcelé. Mais si le feu nous manque, eh bien ! nous avons l’eau. Voulez-vous qu’on la noie ?
— Bonne idée ! dit la vieille. Qu’on la conduise à la mer et qu’on la mette dans cette barque à moitié pourrie qui est restée sur le rivage, puis qu’on la pousse au large. La barque ne tardera pas à couler et, s’il y a du retard, tant mieux. Son supplice durera plus longtemps, car la faim, plus docile que le bois, lui brûlera les entrailles et elle souffrira mille morts avant la dernière.
Et ce fut fait.
— Marin, qu’as-tu vu sur la mer ?
— J’ai vu le jour par temps clair, la nuit à la lumière de la lune et des étoiles, un bateau pareil à ceux de chez nous, mais qui marchait tout seul. À l’avant se tenait un ange debout, dont les ailes étaient grandes ouvertes et recevaient le vent comme des voiles.
— Qu’as-tu vu encore marin ?
— Assise à l’arrière, une jeune femme, si mignonne, mais à l’air bien dolent, avec un nouveau-né qui tétait son sein blanc et que, vers lui penchée, elle couvait du regard avec une tendresse inexprimable.
— Est-ce tout ce que tu as vu ?
— Elle l’a levé dans ses bras vers le ciel, comme si c’était du ciel qu’il lui fut venu, pour le mieux considéré, et, fermant les yeux de bonheur, elle l’a rabattu, l’a pressé sur son cœur. Puis elle s’est mise, avec douceur, avec emportement, à le couvrir, à le manger de baisers, sur le front, sur les yeux, sur les joues, sur ses petons, sur ses menottes, partout où la place était libre. Ensuite, elle a chanté :
— Ô mon petit, mon joli petit mousse ! Si ton père te voyait, qu’il serait fier de toi, de ta frimousse !… Hélas ! il ne te connaît pas, et s’est défendu de te voir… Ton père est à jamais perdu et de ton vivant te voici orphelin… Tu n’as plus que ta mère… Mais elle, si Dieu veut, elle te restera !
L’effroi règne au château, car on y sent rôder le spectre de la mort.
Frappée soudain d’un mal mystérieux, dont ni médecin ni chapelain ne peuvent, par soins ou prières, apaiser la souffrance, la vieille reine, étendue sur son lit, hâve, les traits tirés, les yeux déjà perdus dans le fond des orbites, la vieille reine agonise :
— Au secours ! À moi ! gémit-elle. Je vais mourir… La porte de l’enfer est toute grande ouverte… Je vois les flammes rouges et vertes… Satan est sur le seuil qui me fait signe… Il m’attend avec impatience… À moi, mon fils ! À moi, Judicaël… Défends ta mère contre Satan.
On va le chercher. Il accourt.
— Ah ! mon fils, mon cher fils, j’ai eu tort d’accuser ta femme. Elle est innocente… Tout ce que je t’ai dit, inventions, mensonges… Mon Dieu, mon Dieu, pardonnez-moi, sinon, je serais damnée.
Elle ne peut pas parler davantage.
Un serpent venimeux, né de ses paroles empoisonnées, lui a percé la langue et sort en sifflant de sa bouche à jamais muette.
Elle est morte.
Son corps, chose horrible, se décompose en un clin d’œil, exhalant une odeur infâme, et, de peur de la peste, entortillée au galop dans ses draps, sur l’ordre de son fils, épouvanté, on court la murer dans un caveau de la chapelle, moins noir que ne l’était son âme.
Désespéré de son erreur et brûlant de la réparer, le roi part aussitôt à la recherche de l’infortunée Azénor.
Il sait que, par bonheur, elle n’est pas morte et qu’on l’a vue en mer, avec son enfant, sur un bateau conduit par un ange.
Il s’embarque.
Il visite toutes les côtes du nord de la Bretagne, tout le Léon, la Cornouaille.
Il s’enquiert partout de sa victime bien-aimée.
Nulle part on ne peut lui en donner des nouvelles.
Il pense alors qu’elle a dû traverser la mer. Il fait voile vers la grande île. Il aborde sur une plage de sable fin.
Et que voit-il ?
Tout seul, sur cette plage, un enfant, de noir habillé, qui ramasse des coquillages et les met dans son tablier.
Ses cheveux sont d’un blond doré, comme des blés qui mûrissent, ses yeux d’un bleu céleste, comme ceux d’Azénor.
L’enfant, sans peur aucune, a levé le regard vers cet homme, qui de haut le contemple avec un doux sourire et dont le cœur palpite, ainsi qu’une voile en train de prendre le vent.
— Enfant, lui dit le roi, d’une voix attendrie, ton père est-il en ce lieu ?
— J’ai pour seul père, à présent, Dieu, répond l’enfant, car celui qui l’était, je l’ai perdu voilà trois ans et maman pleure en y pensant.
— Mais ta mère, mon cher petit, où donc est-elle, et que fait-elle ?
— Elle est là-bas, qui lave son linge au ruisseau. Faut-il que je l’appelle ? — Elle est trop loin, non, si tu veux, nous irons la trouver tous deux.
Le roi prend dans sa main puissante la droite de l’enfant, qui de la gauche tient contre lui son tablier relevé, avec les coquillages.
Au contact de sa paume, il sent des doigts menus bouillir le sang et le sien qui s’échauffe, et il les presse tendrement.
— Regarde, maman, dit l’enfant, quand ils sont arrivés au ruisseau, n’est-ce point là quelqu’un que tu connais ? Regarde… Tu frémis… Ah ! c’est mon papa… Pourvu cette fois, qu’on le garde !
— Oui, mon fils, répond Azénor, c’est lui, c’est bien lui. Jamais plus beau jour ne m’a lui.
Le roi serre Azénor sur son cœur.
Il se confesse, elle soupire, et tous deux pleurent de bonheur.
Puis le roi, dans ses bras, attire leur enfant, qui lui dit :
— Ô mon papa, promets de ne plus nous quitter jamais.
— Je le promets.
Tous trois alors bénirent le Dieu grand, qui sait aplanir les montagnes, qui prend les pères, qui les rend, et s’en revinrent joyeux en Bretagne.