ogre

Les ogres.

 

Il était une fois deux frères, dont l’un avait sept filles et les autres sept garçons.

Le père des sept garçons était fort riche, il avait de vastes champs, de nombreux troupeaux, une domesticité abondante, des bijoux et des biens de toute sorte.

Le père des sept filles, au contraire, manquait de tout et, comme de surcroît il vint à perdre sa femme, il en arriva à être à la dernière extrémité.

Aussi alla-t-il trouver son frère :

— Tu es riche, lui dit-il, tu n’as que des garçons. Pendant que tu vis dans l’abondance, tu vois bien que je suis misérable et que c’est à peine si je pourvois à la subsistance de mes sept filles. Je viens encore de perdre leur mère et, malgré cela, jamais tu n’as pensé à me venir en aide.

L’homme riche jugea que son frère avait raison et eut grand-honte de s’être montré aussi égoïste jusque-là.

— II est vrai, dit-il, j’étais trop occupé à accumuler toujours plus de richesses, mais à partir d’aujourd’hui vous recevrez chaque jour, tes filles et toi, votre repas du soir et celui du matin.
Il alla aussitôt trouver sa femme et lui recommanda d’envoyer dorénavant à son frère et à ses filles leurs deux repas chaque jour.

La femme n’aimait pas spécialement son beau-frère.

Aussi le soir, quand elle remit à sa servante les huit repas, lui dit-elle :
— Tiens, va porter ça à Tombe-à-Souper.
Plusieurs jours plus tard, le pauvre, rencontrant de nouveau son frère, lui dit :
— Tu m’as promis de m’envoyer tous les jours deux repas.
— Eh bien ?
— Eh bien, pourquoi ne me les envoies-tu pas ?
Le frère en fut très étonné
— J’ai dit à ma femme de te les faire porter chaque jour.
— Je n’ai encore rien reçu.
L’homme riche rentra chez lui très irrité.
— Ne t’ai-je pas fait une recommandation à propos de mon frère ? demanda-t-il à sa femme.
— Oui, et depuis ce jour je l’ai très exactement suivie.
— Et comment se fait-il que mon frère n’ait encore rien reçu à ce jour ? On fit venir la servante qui portait les repas chaque jour.
— Eh bien, dit-elle, j’ai fait ce que ma maîtresse me disait.
— Que te disait-elle ? demanda son maître.
— Chaque fois qu’elle me remettait le repas, elle me disait :

— Va porter ça à Tombe-à-Souper. La première fois je n’ai pas très bien compris, puis j’ai pensé que les tombes, c’est au cimetière qu’elles se trouvent. C’est là que je suis allée. J’ai versé la nourriture toujours au même endroit. Je peux vous la montrer si vous voulez.
On jugea que la servante avait agi plus par innocence que par méchanceté et on lui pardonna.
Dès ce jour, le frère pauvre reçut deux repas chaque jour.

Cela leur permettait de ne pas mourir de faim, ses filles et lui, mais ils manquaient toujours de tout.., tant qu’à la fin, las de cette misère, le père décida d’aller chercher fortune à l’étranger.

 

Ses filles eurent beau pleurer et essayer de le retenir :
— Nous avons déjà perdu notre mère et nous n’avions que toi. Si toi aussi tu nous quittes, qu’allons-nous devenir ? Reste, notre oncle nous donne la nourriture de chaque jour. Pour le reste, Dieu y pourvoira.
Mais le père était excédé par le dénuement extrême qu’il imposait sans le vouloir à ses enfants et humilié d’attendre tous les jours ses repas d’un autre homme, fût-il son frère.
— Je vais aller chercher fortune par les pays, dit-il. Ou bien je reviendrai riche, ou bien je trouverai la mort et vous ne serez pas plus malheureuses que vous n’êtes aujourd’hui.
Il prit donc une canne, un petit sac de cuir et partit. Il alla longtemps sur le chemin. Après plusieurs jours il rencontra, sur le bord de la route, un vieillard et deux hommes, dont l’un était couché la tête en bas et l’autre debout près de lui. Il leur adressa un salut, puis :
— Je vous conjure par Dieu de me dire qui vous êtes.
— Des créatures comme toi fit le vieillard.
— Mais que faites-vous ici ?
— Nous t’attendions.
— Et qui sont ces hommes près de toi ?
— Celui-ci, dit le vieillard, c’est ton destin : il est couché la tête en bas, et celui-là le destin de ton frère : il est debout et il va travailler.
L’homme, sans demander son reste, continua son chemin. Le soir il arriva devant une colline élevée, entièrement recouverte d’une dense forêt. Au sommet se profilait la silhouette d’un château altier, qui barrait l’horizon.

La nuit tombait, le voyageur avait faim et ne savait où passer la nuit.
— Tant pis, se dit-il, je vais me diriger vers ce château. S’il est habité par des hommes, ils m’y accueilleront, si ce sont des ogres, ils me mangeront et j’aurai fini d’être malheureux sur cette terre.
Il monta, mais, arrivé devant le château, il entendit des cris, des hurlements et toutes sortes de bruits qui en sortaient. Ses doutes aussitôt se dissipèrent, c’étaient bien des ogres qui habitaient là.

Il se dissimula dans un coin, non loin de l’entrée, et attendit.
Peu après, la porte fut violemment poussée et les ogres firent irruption.

L’homme, au fur et à mesure, les comptait.

Il dénombra sept adultes qui portaient sept jeunes, sur leur dos.

Dès que les ogres eurent disparu, il sortit de sa cachette, alla vers le château, poussa la porte qu’il referma derrière lui. Mais il s’aperçut vite qu’il était dans un véritable labyrinthe et il dut ouvrir encore et refermer sept autres portes avant d’arriver dans une grande salle où, à son grand étonnement, il vit sept grands plats de couscous, sept perdreaux, sept cruches d’eau et sept cuillers.

Comme il avait faim, il prit de chaque plat une bouchée, de chaque perdreau un petit morceau, de chaque cruche une gorgée, puis il poussa plus loin. 

 

Il arriva dans une autre pièce et, émerveillé, y vit sept petits monceaux de pièces d’or, qui luisaient dans l’obscurité.

Il ouvrit son sac et de chaque tas préleva quelques pièces. Puis il s’en retourna par où il était venu, ouvrit et referma derrière lui les sept portes et s’éloigna vite du château, avant que les ogres ne soient revenus de leur chasse.
Sur le chemin du retour, il vit les mêmes trois personnes attendre sur le bord de la route et leur demanda de lui dire, par Dieu, ce qu’elles étaient.
— Tu nous as déjà posé la question et je t’y ai répondu, dit le vieillard, cet homme couché la tête en bas, est ton destin et celui-ci, debout, le destin de ton frère.
L’homme n’était pas particulièrement satisfait de cette réponse, mais il n’y pouvait rien et il continua son chemin.

Au bout de quelques jours, il arriva dans son village, où ses filles l’attendaient, mortes d’anxiété.

Elles lui firent fête et furent transportées de joie quand il leur montra son sac empli d’or.
— Combien y en a-t-il ? demanda la plus jeune.
— Nous aurons plus vite fait de les mesurer avec un boisseau, dit le père.
— Mais nous n’en avons pas.
— Allez en chercher un chez mon frère, mais… attention ! Si sa femme vous demande ce que nous allons faire avec le boisseau, dites que c’est pour mesurer de la farine.
La petite fille se rendit chez sa tante.
— Un boisseau ? dit celle-ci. Qu’allez-vous faire avec un boisseau ?
— Mon père a ramené un peu de farine d’orge. Nous voulons voir combien de temps elle va nous durer.
Mais la petite fille ne savait pas mentir et sa tante ne fut pas très convaincue ;

À quoi bon mesurer combien la farine durerait puisque, de toute façon, elle envoyait leur repas tous les jours ?

Aussi prit-elle soin de coller un peu de glu au fond du boisseau, avant de le remettre à sa nièce. Le soir, quand on vint lui rapporter la mesure, elle regarda au fond et… ô surprise ! un louis d’or y était collé.

Aussi, dès que son mari rentra, il n’était pas encore assis qu’elle courut à sa rencontre :
— Regarde… Regarde ce que ton frère a rapporté de son voyage. Et tu t’inquiétais pour lui… et tous les jours tu allais demander à ses filles s’il n’était pas revenu.
— Impossible ! dit son mari. Il y a à peine quelques jours que mon frère est parti. II n’a pas pu, en si peu de temps, gagner des pièces d’or.
— Et moi je te dis qu’il les mesure au boisseau.
— Comment le sais-tu ?
Elle lui conta la ruse qu’elle venait d’employer.
— Si même c’était vrai, dit-il, que t’importe ? Tu as tout ce dont tu as besoin et même beaucoup plus. Tu as les champs, les maisons, l’argent, les serviteurs et les servantes. 

 

Mais je ne mesure pas l’or avec un boisseau. Et puis à quoi bon parler plus longtemps ?… Tu vas partir comme lui et, comme lui, tu vas ramener de l’or, que je compterai au boisseau, ou bien je ne resterai plus dans ta maison.
Il (le père des 7 garçons) eut beau essayer de convaincre son épouse, elle resta sourde à tous ses arguments et il dut aller trouver son frère et lui demander d’où il avait ramené tant d’or.
— D’un château habité par les ogres.
— Comment le trouverai-je ?
— Prends cette route. Si au bout de plusieurs jours tu rencontres trois hommes, dont l’un est couché la tête en bas, l’autre debout et le troisième, un vieillard, assis, tu sauras que tu es sur la bonne route. Tu arriveras ensuite en vue d’une colline boisée, surmontée d’un haut château. C’est là. Mais garde-toi d’y entrer tout de suite, assure-toi d’abord que les quatorze ogres qui habitent là, sept grands qui en portent sept petits sur leurs épaules, sont sortis. À l’intérieur, tu passeras sept portes, puis tu accéderas à deux grandes pièces. Là sont les nourritures et l’argent. Ne prélève qu’un peu de chaque plat, ne bois qu’un peu de chaque cruche, ne prends de chaque tas que quelques pièces d’or et, dès que tu auras fini, sauve-toi, avant que les ogres n’arrivent et ne te dévorent.
Ainsi pourvu de recommandations, l’homme riche prit avec lui un grand sac et partit. Il marcha plusieurs jours, et déjà se demandait s’il avait pris le bon chemin, quand il arriva en vue de trois hommes qui avaient l’air d’attendre au bord de la route. Il alla vers eux, les salua et les conjura de lui dire qui ils étaient.
— Toi aussi ? dit le vieillard.
— L’homme que vous avez vu la première fois est mon frère.
Il t’a donc dit qui nous étions.
— Non.
— Eh bien, apprends que l’homme ici debout est ton destin, et celui-là, couché à ses pieds, le destin de ton frère.
Le voyageur, quoiqu’intrigué, repartit satisfait.

Il savait que maintenant il n’était plus bien loin. De fait il ne tarda pas à arriver devant la colline. Il y grimpa, se posta près du château et attendit.

Un grand tumulte annonça bientôt la sortie des ogres. Il en compta sept grands qui en portaient sept petits sur leur dos, attendit qu’ils aient entièrement disparu, s’approcha du château, entra.

Il passa sept portes puis arriva à la première salle. Les fatigues et les privations de la route l’avaient affamé. Il se précipita sur tous les plats pour se donner des forces, se gava de couscous et de viande de perdreau, but à toutes les cruches, mais il avait surtout hâte d’arriver à l’or.
Quand il pénétra dans la deuxième salle, le spectacle l’éblouit. Les petits tas luisaient dans l’ombre.
Il resta d’abord étonné par tant de richesses puis, reprenant ses esprits, il se précipita, ouvrit son sac et, fiévreusement, se mit à y fourrer le plus de pièces d’or qu’il pouvait.

Celles-ci se répandaient partout et il les poursuivait à travers la pièce.

Quand le sac fut plein, il essaya de le soulever, mais, malgré ses efforts, il n’y parvint pas.

 

Pour l’alléger, il en retirait quelques pièces, mais les remettait aussitôt, de peur de n’en avoir pas assez pris.

Pendant qu’il s’acharnait ainsi, il oubliait l’heure et, quand les premiers bruits des ogres, qui rentraient dans leur château, lui parvinrent, il était trop tard.

Il s’agita, chercha tout autour de la salle par où il pourrait fuir ou bien où il pourrait se dissimuler et, comme il ne trouvait pas, il alla à l’endroit reculé du château où les ogres jetaient leurs morts et il s’étendit parmi les corps étendus là.
Les ogres entrèrent bientôt, grognant, criant, heurtant tout sur leur passage. L’homme, épouvanté, entendit l’un d’eux dire :
— Hum ! Cela sent la chair fraîche ici !
Les autres râlaient de fureur à mesure qu’ils découvraient les larcins et le désordre dans lequel l’on avait mis leur maison.
— Quelqu’un est entré, dit un jeune ogre.
— Un homme ! fit un autre.
— Peut-être qu’il est encore ici.
Ils se précipitèrent aussitôt pour chercher dans toutes les salles, remuèrent ciel et terre, battirent tous les environs, mais ils ne trouvèrent rien.
Ils allaient renoncer quand le plus jeune s’écria :
— Il reste encore un endroit.
— Lequel ? firent tous les autres en même temps.
— Le champ aux morts.
Ils prirent un tisonnier, le chauffèrent à blanc et se dirigèrent vers le fond du château.
À chaque mort qu’il rencontrait, le jeune ogre lui plongeait le tisonnier dans le pied. Le fer, en s’enfonçant dans la chair, faisait un bruit de charbon qu’on éteint, mais les morts étaient bien morts.

Les ogres allaient cette fois aussi s’en aller, quand brusquement un hurlement s’éleva et, du milieu des morts, un homme sortit, un homme vivant, qui se mit à se rouler par terre, à se contorsionner.
Les ogres se précipitèrent.

Ils allaient le dépecer, quand il cria pour couvrir leurs voix :
— Attendez ! Ne me tuez pas tout de suite… pas avant que je vous aie conté mon histoire.
Il la leur rapporta et conclut :
— Je ne manquais de rien, mais j’en voulais toujours davantage. C’est la convoitise qui m’a poussé jusque dans votre château. Et ma femme, depuis qu’elle a vu mon frère rapporter tout cet or, qu’il vous a dérobé, n’a plus cessé de me harceler. Voilà… Maintenant vous pouvez me dévorer.
— Par où commencerons-nous ? demanda l’aîné.
— Par la tête, dit l’homme, car c’est elle qui a écouté les conseils de ma femme.
— Après la tête, que mangerons-nous ?
— Les pieds, puisqu’ils m’ont amené jusqu’ici.
— Après les pieds ?
— Le ventre, car à cause de lui j’ai entrepris cette expédition.
— Par quoi finirons-nous ?
— Par les mains, qui n’ont pas su mettre un frein à leur convoitise.
Les ogres alors se jetèrent sur lui, le dépecèrent, chacun en mangeant voracement une partie.

Bientôt il ne resta de lui qu’une jambe, que l’aîné leur arracha.

 

Celle-là (la jambe), dit-il, nous la garderons.
— C’est maintenant qu’elle est bonne à manger, grognèrent les autres.
— Oui, mais il y a beaucoup mieux à faire que de la manger.
— Et quoi ?
— Nous allons la pendre à la plus haute poutre de la salle au trésor. Car celui qui a voulu nous voler n’est pas seul. Son frère, avant lui, est entré dans ce château et l’a pillé. Quand il ne verra pas revenir son frère, il le cherchera, et certainement il va venir jusqu’ici. Il connaît déjà les lieux. Il verra la jambe et il voudra l’emporter, nous suivrons à la trace les gouttes de sang. Elles nous conduiront jusqu’au frère et nous le mangerons lui aussi.
De fait, le père des sept filles s’inquiétait de ne pas voir revenir son frère, parti pourtant depuis longtemps. Il se rendait tous les jours chez sa belle-sœur demander si son mari n’était pas rentré.

Elle, en revanche, ne montrait aucune inquiétude.
— Femme, lui disait-il, ton mari tarde à revenir.
— C’est le lot de tous les hommes de rester longtemps absents.
— Peut-être court-il des dangers ?
— Comme tous les hommes.
— Peut-être est-il mort ?
— D’autres hommes sont morts avant lui. Tu es allé par les chemins et tu as ramené des boisseaux d’or. Pourquoi n’en rapporterait-il pas, lui aussi ?
Il attendit encore quelque temps et, à la fin, résolut d’aller au château des ogres voir ce que son frère était devenu.

Il connaissait maintenant bien le chemin. Aussi alla-t-il plus vite et parvint-il plus tôt auprès des trois hommes toujours au bord de la route.
De grâce, dit-il après les avoir salués, apprenez-moi qui vous êtes.
— Cela va faire la troisième fois, dit le vieillard, mais cette fois encore je vais te répondre. Tu vois cet homme debout et qui va travailler ? C’est ton destin. Et celui-là, couché près de lui ? C’est le destin de ton frère.
Un doute affreux s’installa dans le cœur du voyageur.

Il continua cependant son chemin et bientôt parvint au château.

Une fois les ogres sortis, il entra. Il ouvrit et referma les sept portes, arriva dans la première salle, prit un peu de chaque plat, but un peu de chaque cruche, passa dans la deuxième salle, préleva dans chaque tas d’or quelques pièces, qu’il mit dans le pan de son burnous.

Il allait sortir chercher dans les environs du château quand, levant la tête, il aperçut la jambe suspendue à la plus haute poutre.

Il sentit son cœur se glacer dans sa poitrine, les ogres avaient dévoré son frère, ils n’avaient laissé de lui que cette jambe, qu’il reconnaissait et qu’ils gardaient sans doute pour la manger plus tard.

Il la détacha, la jeta sur le petit tas de pièces qui étaient dans son burnous et se hâta de sortir.
Sur le chemin du retour, il songeait à la façon dont il allait annoncer la nouvelle à sa belle-sœur et à ses neveux, quand une chanson se fit entendre :


« Si tu m’en donnes un peu,
couvre et couvre.
Si tu ne m’en donnes pas,
Découvre et découvre. »

 

La voix descendait du ciel. Le fuyard leva les yeux et ne vit rien… qu’une bergeronnette qui volait au-dessus de sa tête et avait l’air de suivre la même route.

II était intrigué par ces paroles, qui ne semblaient sortir de nulle part, et il pressa le pas en suivant un moment des yeux la bergeronnette.

À un moment, il la vit ouvrir le bec et les mêmes mots lui parvinrent. Plus de doute : c’était l’oiseau qui les prononçait !
L’homme en fut soulagé.
— Bon ! dit-il à la bergeronnette, maintenant tu vois bien que je ne peux pas m’arrêter, je suis pressé. Mais suis-moi dans ma maison et, dès que je serai arrivé, je t’en donnerai.
Mais, à son grand étonnement, il vit que l’oiseau, au lieu de venir avec lui, rebroussait chemin pour retourner dans la direction du château. Il le suivit des yeux et le vit de temps en temps descendre sur la route, gratter un peu de terre et remonter : il recommença ainsi plusieurs fois. L’homme était intrigué, mais il n’avait pas le temps de rester à observer l’oiseau, pour essayer de comprendre son manège — car peut-être les ogres étaient-ils rentrés et, découvrant qu’il les avait pillés une fois de plus, s’étaient-ils lancés à sa poursuite.
Il se hâtait tellement qu’il ne remarquait pas les gouttes de sang qui, pendant qu’il courait, tombaient régulièrement de la jambe de son frère, au risque de le faire suivre à la trace. Pour son bonheur, et quoiqu’il l’ignorât, la bergeronnette, dès qu’elle eut reçu la promesse d’avoir sa part de butin, s’était mise à recouvrir les taches rouges d’un peu de terre et c’était pour cela qu’elle avait rebroussé chemin et qu’elle descendait sur la route de temps à autre.
L’homme arriva bientôt devant sa maison. Il allait y entrer quand il vit la bergeronnette fondre du ciel et se poser devant lui. Il ne s’attendait pas à la voir si tôt arriver et resta un instant interdit.

L’oiseau se mit alors à chanter la même chanson :

Si tu m’en donnes un peu,
Couvre et couvre.
Si tu ne m’en donnes pas,
Découvre et découvre.


Mais le voyageur avait repris ses esprits
— Allez, ouste ! fit-il, va de là. Tu vois bien que j’ai autre chose à faire.
L’oiseau s’envola, prit de la hauteur, suivit le même chemin et l’homme le vit se livrer au même manège.

Il était bien trop préoccupé pour y prêter attention. S’il avait pris le temps de le faire, il aurait vu que l’oiseau faisait cette fois juste le contraire de ce qu’il faisait tout à l’heure, il descendait du ciel, grattait la terre, remontait, mais cette fois c’était pour découvrir les taches qu’il avait jadis recouvertes.
Mais l’homme ne s’en souciait guère.

Il entra précipitamment dans la maison de son frère, jeta la jambe au milieu de la cour :
— Tu as poussé ton mari à aller te rapporter des boisseaux d’or ? Voilà ce qu’il reste de lui, dit-il à sa belle-sœur.

 

Elle (la belle-sœur) se mit à hurler.
— Ce n’est pas maintenant qu’il faut te lamenter, lui dit-il. C’est avant de l’envoyer qu’il fallait réfléchir. Mais ce qui est fait est fait. Il faut maintenant penser à ce que vous allez devenir.
La femme ne savait que pleurer de plus belle :
— Je ne sais pas, je ne sais plus…
— Eh bien, voilà ce que je te propose. Mon frère est mort, et moi, il y a longtemps que j’ai perdu ma femme. Alors, si tu veux, je vais t’épouser. En outre, tu as sept garçons et moi sept filles, nous allons les marier ensemble.
La femme jugea que, dans son malheur, c’était encore une consolation.
Les ogres, pendant ce temps, étaient rentrés. Ils s’aperçurent vite que la jambe avait disparu et ils se mirent aussitôt en chasse dans tout le château, pour voir, si par hasard, le voleur n’y était pas caché comme le précédent, mais ils ne trouvèrent rien. Ils fouillèrent aussi le cimetière, mais cette fois ils eurent beau enfoncer le tisonnier dans tous les corps étendus là, pas un ne réagit.

Ils sortirent ratisser les environs du château, mais en vain.

Ils allaient rentrer quand le plus jeune les appela de loin.

Il leur montra par terre une tache de sang.

Ils se mirent tous à hurler de joie, cherchèrent dans les parages, trouvèrent d’autres marques rouges, qu’ils suivirent.

Elles les conduisirent tout droit devant la maison des deux frères, où les taches brusquement s’arrêtaient.

Ils demandèrent à des enfants qui jouaient devant la porte à qui appartenait la maison et, dès qu’ils l’eurent appris, allèrent se déguiser en marchands d’huile.

Ils se présentèrent ainsi sur la place du village avec leurs mesures et leurs outres.
— Soyez les bienvenus, étrangers, leur dit-on. Connaissez-vous quelqu’un ou êtes-vous les hôtes du village ?
— Nous sommes des marchands d’huile, dirent-ils, et nous sommes seulement de passage. On nous a dit que untel pouvait nous héberger pour la nuit. Ils donnèrent le nom de celui qui les avait volés. On envoya un enfant le chercher. Il vint, souhaita la bienvenue à ces hôtes qu’il n’attendait pas, puis leur demanda de l’attendre là, le temps qu’il aille leur préparer la pièce où ils allaient dormir cette nuit.
Arrivé chez lui, il monta dans la soupente, où il gardait avec les provisions de l’année une partie de la paille qui servait à ses bêtes.

Il grimpa sur le toit et, enlevant quelques tuiles, fit un trou à un endroit où il était difficile de l’apercevoir.

Sur la paille il jeta un plein sac de poudre, puis revint sur la place.

Il demanda à ses hôtes de le suivre à la maison, où il les fit monter dans la soupente, qui était haute et vaste.

Il s’excusa de les recevoir dans une pièce où il y avait tant de paille. 

 

Nous ferons de cette paille, des paillasses, dit le jeune ogre.
— Pendant que vous vous installerez, je vais prévenir qu’on nous prépare à dîner.
Il allait sortir.
— Mais, dit-il en revenant, j’y pense. Comme vous êtes des marchands d’huile, des gens malintentionnés peuvent croire que vous portez beaucoup d’argent avec vous. Quelle honte pour moi s’il vous arrivait quoi que ce soit dans ma maison ! Aussi, cette nuit, avant de dormir, prenez bien soin de barricader toutes les issues. Cette porte en particulier ne ferme que de l’intérieur. N’oubliez pas de tirer le verrou, car je n’ai aucun moyen de la fermer de l’extérieur.
Il sortit, revint bientôt avec le repas de ses hôtes puis, quand ils eurent fini, leur recommanda de nouveau de bien tout fermer de l’intérieur. Dès qu’il fut dehors, il entendit les ogres mener un vacarme épouvantable et s’affairer après la porte.
Dans la soupente, au milieu des autres provisions, se trouvaient les outres pleines d’huile, dont les femmes se servaient non seulement pour la cuisine, mais aussi pour enduire leurs cheveux et les rendre plus souples et plus brillants. Justement une servante, qui avait été occupée toute la journée, voulut profiter de la nuit pour aller prélever de l’huile pour ses cheveux. Elle ouvrit la porte doucement, tâtonna dans l’obscurité pour trouver les outres, rencontra une masse ronde, la piqua pour voir si elle était molle.
— Quoi ? dit une voix ; il est temps de descendre les manger ou pas encore ?
La servante était effrayée, mais à tout hasard elle dit :
— Pas encore.
Elle descendit précipitamment et, quoiqu’elle eût peur d’être grondée, alla trouver son maître et lui rapporta les étranges paroles qu’elle venait d’entendre.
L’homme alors n’eut plus de doute sur les intentions de ses hôtes.

Il prit une grande clef, alla fermer de l’extérieur la porte de la soupente, car, contrairement à ce qu’il avait dit aux ogres, c’est du dehors que se manœuvrait la serrure.

Puis il réunit sa belle-sœur, ses filles, ses neveux, remit à chacun un tison, qu’il leur fit jeter par le trou qu’il avait auparavant pratiqué dans le toit.

La poudre aussitôt explosa. Le feu se communiqua à la paille et la soupente ne fut bientôt plus qu’un énorme brasier, dont le vent agitait les grandes flammes.

Les ogres commencèrent à hurler. On les entendait courir dans tous les sens, cogner contre la porte, râler, supplier qu’on leur ouvre.

 

Quand le feu s’éteignit de lui-même, il ne restait de la soupente qu’un grand tas de cendres, au milieu de murs lézardés et noircis.
Tous les ogres avaient péri dans l’incendie, tous… sauf un, le plus petit, que l’on découvrit plaqué contre le mur, dans un recoin relativement épargné par le feu.
Les garçons allaient l’achever, quand leur oncle intervint
— Attendez ! leur dit-il. Celui-là est tout jeune, et puis… il est seul… nous n’avons rien à craindre de lui… et nous allons le garder avec nous.
Il le garda et, à partir de ce jour, se prit d’affection pour lui. Il le soigna, le nourrit.
Tous les jours il jouait avec lui et lui apprenait à vivre comme un homme.
Le jeune ogre se rétablissait, il grandissait à vue d’œil.
Un jour, alors qu’il le portait sur ses épaules et qu’il prenait plaisir à l’entendre babiller, l’homme crut l’entendre dire
— Mon père, comme tes oreilles sont roses et tendres, et comme il me tarde d’être grand pour les manger.
— Quoi ? Que dis-tu ? demanda-t-il.
— Je disais, mon père, que, quand je serai grand, je travaillerais pour toi, et tu n’auras rien à faire qu’à manger et dormir, jusqu’à ce que tes oreilles deviennent roses et tendres.
Quelque temps après, l’homme prit de nouveau le petit ogre sur ses épaules et, à un moment, l’entendit répéter les mêmes mots.
— Qu’as-tu à parler tout seul ? lui demanda-t-il.
— Je disais qu’il me tardait de devenir grand pour travailler pour toi et voir tes oreilles devenir tendres et roses.
Mais cette fois l’homme était sûr d’avoir bien entendu.
— Alors, dit-il, tu n’as pas oublié les habitudes de tes pères, malgré tous les soins que je t’ai prodigués ?
Il le prit et le jeta contre le mur. Ainsi mourut le dernier ogre.
Quant à l’homme, il épousa la veuve de son frère, maria ses sept filles à ses sept neveux et tous, à partir de ce jour-là, vécurent heureux et riches.

 


Machaho !