6 paresseux

Les six frères paresseux.

 Mes enfants, dit le vieux seigneur à ses six fils, rassemblés autour de lui après souper, dans la salle à manger du château, je ne suis pas riche, vous le savez. Les guerres, ce fléau des peuples, m’ont ruiné. De ma fortune ancienne, qui était considérable, il ne me reste que ce bien, mon château et ses dépendances, sur lequel nous vivons chichement, et même j’entrevois que d’ici peu il ne suffira plus à assurer notre subsistance.

— Tout cela, nous le savons, mon père, lui dit son fils aîné, où voulez-vous en venir ?

— À ceci qu’il faut nous séparer. Certes, j’aurais été heureux de vous garder toujours auprès de moi. Vous n’êtes point de mauvais enfants et je pense que vous aimez bien votre vieux père.

— Soyez-en certain, répondirent-ils tous.

— Mais, par une étrange fatalité, car votre défunte mère (que Dieu ait son âme !) et moi ne sommes jamais demeurés inactifs, à nous croiser les pouces, vous êtes tous les six d’une paresse lamentable. Ni mes conseils ni mes reproches n’ont réussi à vous y arracher. La nécessité même y est impuissante. Vous vous passeriez plutôt de manger que d’avoir à préparer vos repas de vos propres mains. Il est temps d’en finir. Je vais vous donner deux cents écus à chacun, moyennant quoi vous voyagerez pour apprendre à vous tirer d’affaire, d’une ou d’autre façon, pourvu, bien entendu, qu’elle soit honorable. Dans un an et un jour, vous reviendrez ici. Alors, si je suis encore de ce monde, et je l’espère bien, ne fut-ce que pour le plaisir de vous revoir, vous me raconterez, chers enfants, ce que vous aurez fait, et nous aviserons.

 

Lestés chacun de leurs deux cents écus, les six frères quittèrent avec joie leur vieux père. Ils étaient ravis d’échapper à l’existence monotone du château appauvri pour courir un monde inconnu.

À mesure qu’elles se présentaient sur le chemin initial, ils prirent chacun des routes différentes, en se souhaitant bonne chance et promettant de se retrouver dans onze mois à l’endroit même où le premier d’entre eux les avait quittés. Ils voulaient avoir, au besoin, le temps de se concerter avant de rejoindre leur père.

Arrivé sur la grand-place d’une ville, le premier des six frères aperçut une foule de gens qui regardaient en l’air.

Comme il écarquillait les yeux sans rien voir :

— Qu’y a-t-il donc ? demanda-t-il poliment, en le saluant, à l’un de ces badauds.

— Vous ne voyez pas ? répondit celui-ci, qui compléta du doigt son indication, cet homme qui grimpe comme un écureuil sur ce peuplier ?… Tenez, il va toucher au faîte.

— Oh ! oui, parfaitement… Je le distingue… Quel merveilleux grimpeur !

— Peuh ! ce n’est rien que cela. Il grimpe sur les maisons, sur les murailles, sur les tours les plus élevées. La moindre aspérité lui suffit pour y accrocher le pied. Il est d’une souplesse, d’une agilité, d’une adresse stupéfiante.

— Sapristi ! s’écria le premier des six frères, je voudrais bien pouvoir grimper comme lui !

Il s’approcha de l’acrobate, quand ce dernier eut terminé ses exercices :

— Veux-tu m’apprendre, lui dit-il, à grimper comme toi ?

— Cela dépend. Que me donneras-tu pour ma peine ?

— Tout ce que j’ai d’argent sur moi.

— Combien as-tu ?

— Deux cents écus.

— Ce n’est pas beaucoup, mais tu me plais. Tope là ! je t’apprendrai mon métier. Sur ce, le grimpeur tendit la main pour sceller le pacte et empoigner l’argent que lui tendait le premier des six frères.

Il s’exécuta d’ailleurs fidèlement, emmena partout son élève avec lui et en fit un grimpeur accompli.

 

Pour la même somme, les cinq autres frères apprirent également divers métiers d’hommes extraordinaires, chacun dans son genre, qu’ils avaient rencontrés séparément en différents endroits.

C’était un soudeur, qui avait le talent de remettre dans leur état primitif toutes choses cassées, quelles qu’elles fussent, en terre, en bois, en métal, etc., etc.

Un archer, dont les flèches ne manquaient jamais leur but, fût-ce un hanneton volant étourdiment.

Un violoniste, jouant de son instrument avec une telle magie, qu’il forçait tous les gens à danser, même les vieux, les malades et les paralytiques, jusques aux morts, qui se levaient du tombeau tout exprès.

Un constructeur de bâtiments, comme jamais on n’en a vu qui marchaient aussi bien sur terre que sur mer.

Enfin, un vieillard qui, la tête dans son sac, pour que la contention de son esprit ne risquât point d’être distraite par ses yeux, prédît l’avenir, indiquât la place des objets perdus, trouvât tous les secrets, devinât toutes les énigmes, résolût tous les problèmes, en un mot répondait de manière certaine à toutes les questions qu’on s’avisait de lui poser.

 

Les onze mois écoulés, les six frères se trouvèrent au rendez-vous, heureux de se revoir, tous en bonne santé. Et chacun raconta son histoire aux autres.

Quand se fut fini, le dernier prit la parole :

— D’après ce que je vois, mes frères, nous n’avons pas perdu notre temps, et notre père, qui nous accusait de paresse, sera fort étonné quand il saura combien, en onze mois seulement, nous avons appris de choses. La diversité de nos talents est telle qu’il n’est guère, à mon avis, d’entreprises que, réunis, nous ne puissions mener à bonne fin. Je vous propose donc de nous associer pour en entamer une, et qui soit de taille à nous donner au moins quelque fortune. Alors, nous pourrons nous représenter devant notre père, le front haut et, par surcroît, s’il plaît au destin, les mains pleines, pour les vider dans les siennes. Nous avons encore un mois et un jour devant nous. Qu’en pensez-vous ?

La proposition fut adoptée sans discussion aucune, à l’unanimité.

— Maintenant, reprit le devineur, il s’agit de déterminer ce que nous allons faire. Eh bien ! si vous y consentez, nous irons délivrer la princesse aux yeux de diamant. Elle habite un château d’or massif, suspendu par quatre chaînes d’or également, au-dessus d’une île, au milieu de la mer. Elle est retenue en captivité par un serpent ailé, un monstre aussi redoutable que hideux. Certes, cette délivrance est une œuvre difficile entre toutes, mais nous n’en aurons que plus de mérite, et j’ajouterai de profit, à l’accomplir, car le château regorge de richesses, et la princesse aux yeux de diamant saura nous récompenser de manière à nous assurer une large aisance jusqu’à la fin de nos jours, sans compter…

— Sans compter… ? demandèrent les cinq autres frères, avec curiosité.

— Il suffit. J’en ai dit assez pour l’instant. Qu’en pensez-vous ?

Ce ne fut qu’un cri :

— Allons délivrer la princesse aux yeux de diamant.

 

Les six frères montèrent alors sur le bâtiment merveilleux qui avait amené le constructeur et qui, tant par terre que par eau, les conduisit sans encombre jusqu’à l’île où s’élevait le château de la princesse.

Entre les quatre chaînes d’or auxquelles il était suspendu, il y avait une grosse cloche qui sonnait d’elle-même dès que l’on touchait à l’une de ces chaînes. Averti par le son, le serpent ailé s’empressait de quitter ses occupations dans le château et, quelque être animé, homme ou bête, qu’il découvrît alors, il fondait dessus comme la foudre et instantanément le détruisait en poudre.

Pour empêcher son intervention, les six frères, aussitôt débarqués, coururent à la cloche et la remplirent d’étoupe, dont ils s’étaient munis.

Conformément aux instructions du devineur, qui, du consentement général, avait pris en main la direction des opérations, le grimpeur empoigna l’une des chaînes d’or, sans que la cloche, aussitôt mise en branle, ne fît entendre aucun son et, avec l’agilité d’un singe, il monta sur la plate-forme du château.

Une fois là, s’étant orienté, il pénétra dans la chambre de la princesse par une fenêtre que, pour cause de chaleur, elle avait laissée grande ouverte. Couchée sur un lit d’or, garni de soie et de dentelles, elle dormait profondément ; et, quoique ses yeux de diamant fussent fermés, elle était si belle que le grimpeur en fut ravi. Mais, sans s’arrêter un instant, il s’empara d’elle avec douceur, ce qui pourtant la réveilla, et, lui recommandant le silence pour ne pas attirer l’attention de son redoutable geôlier, il descendit avec elle dans l’île. Le tenant contre lui du bras gauche, il se servait du droit pour glisser le long de la chaîne d’or, qu’il serrait, par ailleurs, entre ses jambes.

 

Quand la princesse, délivrée, se trouva parmi les six frères, elle les considéra successivement, en silence, de ses yeux de diamant. Et l’éclat en était si vif, et sa beauté si radieuse que le grimpeur, se laissant aller cette fois, et ses cinq frères, qui, eux, n’avaient pas encore vu la princesse, en furent quasiment aveuglés et, tombant à genoux devant elle, se mirent à l’adorer, comme si elle était le soleil en personne. Mais le devineur se reprit rapidement. Il connaissait l’effroyable péril qui les menaçait tous.

— Mes frères, leur dit-il, mettons vite à la voile. Le plus difficile est fait certainement. N’empêche que nous ne sommes pas encore au bout de notre tâche. Le serpent ailé peut, d’un moment à l’autre, constater l’absence de la princesse et voler à notre poursuite. Plus il y aura de distance entre nous et lui, plus nous aurons de chances de lui échapper.

 

La princesse et les six frères s’embarquèrent alors en toute hâte. Le ciel était d’un bleu pur, sans nuages. Le soleil brillait, mais non pas plus que la princesse, dont les yeux le dévisageaient sans cligner. Il soufflait une brise favorable. La mer n’avait que de petites vagues, dont le sommet étincelait. Et le bâtiment filait bon train, vent arrière. Soudain, le soleil se voila, le ciel s’obscurcit, la mer elle-même commença à s’agiter… — C’est le serpent ailé qui arrive, s’écria le devineur inquiet.

Effectivement, le monstre, battant l’air à grands coups de ses ailes énormes, s’avançait vers les fugitifs avec la rapidité d’un ouragan.

— À toi, tireur ! dit le devineur ; prends ton arc, vite, et pose une flèche sur la corde.

Quand le serpent survolera le bâtiment, tu distingueras dans son corps juste au dessous du cœur, une tache blanche, de la grosseur d’une boule de neige. C’est là qu’il faut viser et l’atteindre ; autrement, nous sommes perdus.

— N’aie pas peur, mon frère, répondit le tireur, je ne manque jamais le but. Il ne le manqua pas non plus cette fois, et le serpent, frappé à mort, tomba sur le bâtiment ; mais la masse était si pesante qu’il le rompit en deux par le milieu, où se tenait la princesse, et qu’elle tomba à l’eau.

— À ton tour de travailler, soudeur, cria le devineur.

En même temps il plongeait pour essayer de sauver la princesse.

Notre soudeur et quatre de ses frères étaient restés, partagés en deux groupes, sur l’avant et sur l’arrière du bâtiment, qui, en vertu de la vitesse acquise, continuaient de flotter dans la même direction.

Pendant que ses quatre frères, deux d’un côté, deux de l’autre, en tirant vigoureusement sur des perches, rapprochaient les deux parties du bâtiment jusqu’à les faire se toucher, puis s’emboîter exactement, le soudeur besogna si vite et si bien qu’elles se trouvèrent à nouveau rejointes comme auparavant. Même, à y regarder de près, on n’aurait pu découvrir aucune trace de la cassure.

L’ouvrage à peine terminé, à la surface de la mer, reparaissait le devineur, qui ramenait la princesse, évanouie. On la hissa sur le bâtiment ; on lui prodigua tous les soins, mais en vain. Elle paraissait avoir cessé de vivre. Nul souffle ne sortait plus de ses lèvres roses ; dans leur écrin de soie étaient clos les yeux de diamant, et, sous la main du devineur angoissé, le cœur ne battait pas plus que le balancier d’une horloge dont le mouvement est arrêté.

Cinq des six frères se regardaient atterrés, quand le sixième, se ravisant, le précieux devineur, interpella le musicien.

— Holà, musicien ! À ton violon ! Vite, vite ! Joue vite et de ton mieux.

Il en joua avec tant d’art, une telle fougue, que les yeux de diamant se rouvrirent, que la princesse, ravie, se redressa sur sa couche, puis se leva d’un bond et se mit à danser, le sourire aux lèvres, cependant que les cinq frères autres que le musicien, entraînés comme elle par le prestigieux archet, lui faisaient vis-à-vis.

Étant ainsi parvenus au terme de leur glorieuse entreprise avant l’expiration du délai fixé par leur père, les six frères jugèrent à propos, en devançant le jour du rendez-vous,  de ne pas différer sa joie et la leur, puisqu’ils étaient certains de le trouver. N’avaient-ils pas obtenu de la princesse qu’elle voulût bien les accompagner au château ? Elle serait la vivante preuve, et combien magnifique, de leur extraordinaire triomphe.

Si le vieillard fut heureux de revoir ses six fils, tous en bonne santé et l’air victorieux, oh ! oui, certes. Il le fut encore davantage quand ils lui eurent présenté la princesse, dont la grâce et la beauté, du premier coup, le conquirent.

Et, pour la fêter dignement, il commanda un festin aussi somptueux que le lui permettaient ses ressources.

À l’issue du festin, qu’il avait présidé, ayant la princesse à sa droite, et qui avait été fort animé, l’un des six frères manifesta l’amour que lui avait inspiré la princesse et le désir qu’il avait de l’épouser pour elle-même, fut-elle aussi démunie qu’une bergère. Les autres frères firent chorus. C’était à qui d’entre eux se montrerait le plus épris. Aucun d’eux ne se voulant désister, ils convinrent de s’en rapporter au jugement de leur père, et chacun exposa les raisons qu’il croyait avoir d’être préféré à ses concurrents.

Le grimpeur parla le premier :

— C’est moi qui, au péril de ma vie, ai enlevé la princesse du château où le monstre la retenait captive.

— Le bâtiment qui vous a conduits à l’île et vous en a ramenés, c’est moi qui l’ai construit, dit le constructeur.

— Qui donc a tué le serpent ailé, si ce n’est moi ? dit le tireur.

— Mais le bâtiment rompu par la chute du monstre, n’est-ce pas moi qui l’ai réparé, l’ai remis en état de vous sauver tous et l’adorable princesse avec nous ? dit le soudeur.

— Et qui donc, sinon moi, a ressuscité la princesse, avec son violon ? dit le musicien;

Sans moi elle était morte, et nous n’aurions pas aujourd’hui à nous disputer sa main. — N’oubliez pas, dit en dernier le devineur, que c’est moi qui ai tiré de l’eau la princesse. Sans moi, le violon n’aurait pas eu l’occasion de la ressusciter. Mais laissons cela. N’est-ce pas moi qui ai conseillé chacun de vous, lui ai dit ce qu’il avait à faire ?

Et l’organisateur d’une entreprise dont vous n’avez été que les exécutants, moi le cerveau, vous les bras ?

Le vieux père se trouvait fort embarrassé, quoi qu’il pensât, pour décider entre ses fils, le bonheur de l’un devant faire le malheur des cinq autres.

Alors il se tourna vers la princesse, qui, assise à sa droite, avait écouté impassible les déclarations de ses prétendants :

— À vous de prononcer, princesse, lui dit-il, si tant est même que vous soyez disposée à épouser l’un de mes fils. N’êtes-vous pas la principale intéressée ?

— Ne me pressez pas, répondit-elle enfin, de fixer mon choix. Je vous en aviserai bientôt. Ce dont je puis toutefois vous assurer dès maintenant, c’est qu’en me donnant un mari, je compte me donner en même temps cinq frères… et un père.

La princesse avait tu le secret de son cœur ? mais le devineur, dont c’était la profession,  le devina et jusqu’au jour prochain de la révélation il sut le cacher aux yeux de tous, sauf aux yeux de diamant, lorsque se rencontraient leurs regards, la joie, la joie immense dont son âme, à lui, était pénétrée.

PRINC