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Le siège d’Avaricum

 

En 52 avant Jésus-Christ, au moment où toute la Gaule frémissante se préparait à lutter contre Rome et à défendre sa liberté, Bourges était déjà une ville grande et belle, enrichie par un commerce actif, bien protégée par sa ceinture de marais.

On l’appelait alors Avaricum et elle était la puissante cité du peuple des Bituriges qui avait dominé longtemps la fragile fédération des peuples gaulois.

Lorsqu’un jeune chef arverne, Vercingétorix, tenta de rassembler derrière lui dans la lutte les guerriers de la Gaule entière, ces Bituriges, dont on connaissait le courage et l’audace, acceptèrent avec enthousiasme de combattre à ses côtés.

Au même moment, les Gaulois, désireux de braver César et ses légions, massacrèrent tous les négociants romains installés à Cenabum(2). Dès lors, il n’y avait plus d’autre issue pour Vercingétorix et ces alliés que la victoire ou la mort.

Mais pour avoir quelque chance de succès contre Rome, sa force ordonnée, sa discipline, il fallait une entente parfaite entre les cités gauloises et surtout une autorité unique qui pût imposer à tous une tactique commune.

C’est pour cela qu’un grand conseil, où étaient représentés la plupart des peuples de la Gaule, s’était réuni au pays des Bituriges.

L’heure était aux graves décisions.

On avait choisi pour lieu d’assemblée une large clairière, au cœur de la forêt où, peu de temps auparavant, les Druides avaient coupé le gui avec leurs faucilles d’or.

Les tentes avaient été dressées en cercle, mais comme un pâle soleil éclairait cette belle journée d’hiver, les chefs gaulois s’étaient assis en plein air sur des souches couvertes de mousse ou à même le sol, autour d’un grand feu clair.

Il y avait là, avec les Bituriges, des Arvernes, des Carnutes, des Sénons, des Turons, des Auberques(3) et bien d’autres de Celtique ou d’Aquitaine.

Les uns étaient vêtus de la braie serrée aux chevilles par des lanières de cuir et de la saie de rude étoffe qui flottait sur leur courte tunique, d’autres, à demi nus, le torse bruni par le hâle des batailles, avaient rejeté en arrière leur épais manteau de laine grise, d’autres enfin avaient gardé leur cuirasse bosselée et serraient orgueilleusement la poignée de leur glaive.

Des esclaves au crâne rasé présentaient aux guerriers d’épais morceaux de viande saignante sur de lourds plateaux d’argent. Ils leur versaient dans des coupes du vin de Loire, de l’hydromel ou de la cervoise, une bière âcre et mousseuse qu’ils avalaient à plein gosier et qui les rendait bavards et violents.

Tous parlaient en même temps avec de grands éclats de voix et des gestes prompts. On entendait un bruit confus, vibrant, où se mêlaient le son rauque des paroles, le claquement des mâchoires, le cliquetis des armes, les appels, les cris, les injures et les rires.

Lorsque le chef se leva, il ne réussit point d’abord à obtenir le silence.

Sa voix rude pourtant cherchait à dominer le tumulte.

C’était un homme jeune, brun, trapu. Il avait des cheveux longs retroussés sur le sommet de la tête et des moustaches pendantes.

Son regard clair était d’une étonnante puissance.

— Écoutez-moi, dit-il d’un ton rude ; connaissez-vous César ?

Le nom seul de l’ennemi romain fit jaillir une clameur de haine.

Le fracas devint assourdissant.

— Oui, reprit Vercingétorix sans se laisser troubler. C’est l’un des meilleurs généraux de notre temps. Il sait se battre. Avez-vous vu comment, après notre attaque, sa riposte est venue, rapide, précise, directe ?

— Par tous les Dieux, fit un général sénon en brandissant une lance, il ne nous tient pas encore !

— Certes, continua l’Arverne, mais il faut savoir regarder les choses en face. César en toute hâte a rejoint ses légions, il s’est fait ravitailler par ses amis, les Éduens, ces chiens de traîtres que le Ciel punisse ! et les villes qu’il a assiégées, il les a prises les unes après les autres : Vellaunodunum, Cenabum qu’il a mise à feu et à sang, Noviodunum(4) où nous n’avons pu l’arrêter. Dans cette ville, j’en frémis de honte, les habitants tremblant de peur ont ouvert leurs portes à César !

 

 

 

Tous les assistants manifestèrent bruyamment leur indignation. Un chef carnute avala d’un trait une coupe de vin et jetant sur ses épaules son large manteau noir, il proposa de marcher immédiatement contre les Romains :

— Aurions-nous peur ? fit-il avec colère. Aurions-nous oublié que nos pères parcoururent jadis la riche Italie et qu’un jour même ils s’emparèrent de Rome ?

Qu’attendons-nous ? Allons, en route !

— Non, Clitos, reprit aussitôt Vercingétorix. Tu es brave, nous le savons tous. Mais pour vaincre Rome aujourd’hui, il faut autre chose que du courage. Nous devons montrer de l’habileté, de la finesse, de la prudence.

— Que veux-tu faire ? demanda Clitos intrigué.

— Voici. Avant que César n’arrive dans une région quelconque de la Gaule, les villages, les fermes, les granges seront incendiés. L’ennemi ne doit trouver nulle part des vivres pour ses hommes, du fourrage pour ses chevaux. Il s’avancera ainsi dans un pays désert.

— Bonne idée, fit le Carnute en souriant. L’hiver est rude, la campagne gelée. Les Romains ne trouveront devant eux que des ruines fumantes et le vide. S’ils se dispersent pour chercher leur pitance, ils sont à nous !

— D’accord, poursuivit le Sénon, nous les aurons par la faim. C’est une arme de choix. Nous le savons tous, une armée qui a faim n’est plus bonne à rien. Ce César est déjà sec comme un cep de vigne, à ce qu’on dit. Nous allons le faire maigrir encore !

Vercingétorix attendit que les rires se fussent un peu calmés.

— Il y a plus, dit-il d’un ton grave. Les villes elles-mêmes doivent être détruites de fond en comble à l’approche de l’ennemi. Si César en prenait une intacte, il trouverait là assez, d’approvisionnement pour continuer la campagne. Tous nos efforts auraient été vains. Alors, il nous faudrait combattre et remettre notre sort au hasard des batailles ! — Tu peux compter sur nous, s’écria Clitos. Par la ruse ou par la force, nous viendrons à bout des Romains. Ésus, Teutatès, Taranis, nos dieux ne nous abandonneront pas ! Ambiaros, le chef des Bituriges, avait écouté Vercingétorix avec une inquiétude croissante. Il caressait nerveusement son collier d’or et sur son visage aux traits rudes et fiers, on pouvait noter une intense émotion.

— Toutes les villes détruites ? fit-il d’une voix mal assurée. Tu ne penses tout de même pas à Avaricum ?

Vercingétorix parut étonné par cette question.

— J’ai dit toutes les villes, c’est clair. Avaricum comme les autres !

— Eh oui, ajouta un Sénon, qu’est-ce qu’elle a de plus que les autres, ta ville ? Ambiaros se redressa de toute sa taille et serra les poings. Il était soudain d’une étrange pâleur.

— Vous ne pouvez pas nous obliger à cela. À quoi nous aura-t-il servi de chasser César si pour cela nous avons tout perdu ?

Des murmures s’élevèrent, chacun l’apostropha. On l’accusa de trahir la cause commune.

— Je sais, reprit Vercingétorix d’une voix sourde, c’est un dur sacrifice, mais ce sont des douleurs plus terribles encore de voir nos femmes, nos enfants et nous-mêmes livrés à l’esclavage et à la mort, car tel est le lot des vaincus. Que sont donc les richesses de ce monde en face de la vie et de la liberté ?

Un silence pesant accueillit ces fermes paroles. La nuit tombait. La lueur vacillante des flammes durcissait les visages et tremblait sur les cuirasses d’airain.

Ambiaros, crispé, sentait sur lui les regards réprobateurs de ses compagnons.

— Nous avons fait tout ce que nous pouvions faire, dit-il en frissonnant. En un seul jour, nous avons incendié vingt villages et, quand César est entré sur notre territoire, il n’a trouvé que des ruines fumantes.

Mais Avaricum est un lieu sacré, une cité ancienne, riche de passé et de gloire, une ville belle, prospère, puissante. Comprenez donc qu’elle est l’ornement de la Gaule, elle est notre fierté à nous tous.

— Moi, je ne vois qu’une chose, fit le Sénon aux acclamations de l’assistance, on a décidé de brûler les villes, on les brûle. Ceux qui refusent sont des lâches ! Le ton montait. Les injures et les défis s’échangeaient, précédant les coups. — La paix ! cria Vercingétorix d’une voix forte. Sommes-nous venus ici pour discuter en amis ou pour nous quereller ? Alors, Ambiaros, ton dernier mot ?

— Nous ne brûlerons pas la ville, répondit le Biturige sans hésiter, mais nous sommes prêts à mourir pour la défendre. Nous t’avons reconnu comme chef. Si tu le veux, fais entrer tes troupes dans la ville et prends le commandement. Nous t’obéirons aveuglément.

Mais incendier Avaricum après l’avoir abandonnée sans lutte, fuir lâchement à la clarté des flammes, ça jamais !

Vercingétorix ne put cacher son mécontentement devant l’obstination des Bituriges.

Mais il avait besoin d’eux. Il modifierait son plan en conséquence.

— D’ailleurs, continuait Ambiaros, tu connais notre ville. L’eau et les marais l’entourent de tous côtés sauf au sud et là des remparts épais en défendent l’accès. Enfermons-nous dans Avaricum et César s’épuisera dans un long siège, sans profit et sans gloire.

— Soit, fit Vercingétorix résigné, votre ville ne sera pas détruite.

Puis il précisa ses intentions. Avaricum serait abondamment pourvue de vivres et de moyens de défense. On y ferait entrer dix mille hommes. Lui-même pourtant refusa de se laisser bloquer dans une cité assiégée. Il installa son camp au nord-est de la ville, dans une région boisée, à environ seize mille pas (5).

Bientôt ses éclaireurs lui apportèrent la grande nouvelle :

César était arrivé près de Bourges.

 

Le camp romain ressemblait à une ruche bourdonnante d’activité. Les soldats allaient et venaient dans une agitation frémissante. Ils avaient posément délacé leur cuirasse, rangé leurs armes et pris en main les pelles, les pioches, les haches. On aurait dit, sur un vaste chantier, des ouvriers pleins d’ardeur, dociles aux ordres reçus, pressés d’accomplir vite et bien une tâche difficile.

Une houle continuelle, un grouillement ordonné et confus, animaient la plaine humide, baignée de brume. Au cri rude des centurions organisant le travail, les légionnaires abattaient des arbres, d’autres taillaient, ébranchaient, ajustaient les lourds madriers ; d’autres encore, pataugeant dans la boue gluante, creusaient de longues tranchées où l’eau suintait.

Avaricum était à moins de cent pas. On apercevait ses épaisses murailles formées de poutres et de pierres solidement encastrées et sur la plate-forme les sentinelles gauloises marchant lentement, la lance sur l’épaule. À plusieurs reprises, les Romains avaient fait des reconnaissances jusqu’aux portes de la cité. Ils avaient dû se retirer sous une grêle de flèches. Ambiaros attendait le moment opportun pour tenter une sortie. Les deux armées fiévreusement se préparaient à l’assaut.

— Nous ne pouvons agir ici comme à l’accoutumée, avait dit César à un de ses meilleurs lieutenants, le légat Quintus ; ce terrain marécageux nous empêche de creuser tout autour de la ville un fossé continu.

— Dommage ! fit simplement Quintus. Ce sera plus dur.

— Oui, poursuivit César, le seul moyen de réduire la place est d’élever au plus vite sur la chaussée de terre ferme, au sud-est, là seulement où l’attaque est possible, une puissante bâtisse de bois de trois cents pieds de large à peu près et de quatre-vingt pieds de haut (6), avec deux tours d’où l’on pourra dominer les remparts de la ville et écraser les défenseurs.

— Ce sera fait, répondit le légat, mais avec la meilleure volonté du monde, il nous faudrait vingt-cinq jours. Ce délai ne te paraît-il pas trop long ?

— Non, Quintus, mais pas un jour de plus (7). Au travail !

Les soldats n’avaient pas perdu de temps. Ils étaient aussitôt devenus bûcherons, charpentiers, terrassiers. La sueur coulait sur leurs visages tannés de soleil et de vent. Ils s’interpellaient pour se donner du courage et leurs répliques s’échangeaient en une langue sonore comme l’airain des batailles.

— Allons, les amis, du cœur à l’ouvrage. Une ville que César assiège est déjà à moitié prise.

— Oui, et si le chef nous abandonne tout le butin comme à Cenabum, cette fois nous serons riches.

— Riches ? Mieux que cela. D’après ce qu’on dit, il y a là-dedans en masse de l’or, de l’argent, des trésors à pleins coffres.

— Mais, en attendant, il faut travailler dur. Si encore le vent, le froid, la pluie n’étaient pas de la partie…

— Dire qu’à cette heure il y en a qui se chauffent au soleil dans les jardins du Pincius !

— Et d’autres qui boivent du vin de Tibur dans les tavernes de l’Aventin !

— Quel sale pays ici, avec cette boue et ce brouillard !

— Heureusement qu’il n’y en a plus pour longtemps. Dès que la bâtisse sera montée, nous passerons à l’assaut. Oui, ce sera alors le bon moment.

— Vivement la fin ! s’écria Marcus, un jeune soldat qui clouait étais et croisillons. On est jour et nuit dans le vent glacé, les pieds dans l’eau, le ventre vide. On a la fatigue qui bourdonne dans la tête. J’aimerais mieux me battre que d’ajuster ces poutres.

Un vieux légionnaire, nommé Rufus, et dont les bras vigoureux soulevaient sans effort apparent de lourds fûts de chêne à peine équarris, se mit à parler d’une voix calme :

— Bien sûr, le métier est dur, mais avec César au moins on sait où on va. Les marches sous un soleil de plomb, les campements dans la neige, les terrassements à n’en plus finir, les épreuves, les combats, c’est ça la vie. Et crois-moi, si on était à Rome, on s’ennuierait !

— Peut-être, reprit Marcus, mais je n’aime pas ce pays. Nos camarades parcourent-ils la campagne à la recherche de blé, de bétail ou de foin : ils tombent dans des embuscades. Une nouvelle nous apprend-elle l’arrivée d’un convoi de blé : il est pris en route par les Gaulois. Quel dommage tout de même que César, l’autre nuit, n’ait pas pu déloger Vercingétorix ! Comment a-t-il donc fait son compte ?

— Je peux t’en parler, fit Rufus, j’y étais. César avait pris quatre légions. C’était une nuit sans lune. Quand nous fûmes à la clairière où nous comptions trouver l’ennemi, il n’y avait personne. Quelques feux brûlaient encore, mais Vercingétorix, prévenu sans doute de notre arrivée par ses éclaireurs, avait eu le temps de rassembler ses troupes, de vider les lieux et de cacher les bagages et les chariots dans les forêts voisines (8). — Alors, le coup était manqué ?

— Oui, en partie déjà, puisque la surprise n’avait pas joué en notre faveur. Au matin, nous avons pu voir les Gaulois en armes, solidement retranchés sur une colline entourée de toutes parts par un marais large de plus de cinquante pieds. Il y avait des ennemis à l’affût au débouché des gués, au cœur des fourrés, au creux des ravins.

— Qu’avez-vous fait ? Vous êtes partis ?

— Attends un peu. Nous, nous voulions combattre. Ce n’aurait pas été la première fois que nous aurions remporté une victoire en pataugeant dans un marais. Les Gaulois, d’ordinaire insaisissables, étaient là, devant nous. Il fallait en profiter. Mais César n’a pas voulu et nous sommes revenus ici, en silence, pas très fiers.

— Comprends — tu maintenant pourquoi, plus que jamais, nous devons prendre Avaricum ?

… Les jours passaient. L’hiver était glacial. Un vent aigre et coupant soufflait à travers la campagne désolée, la pluie tombait sans arrêt, cinglant les visages, pénétrant les manteaux et les tuniques, les soldats transis, grelottants, épuisés, avaient perdu leur belle humeur, leur gaîté active et confiante d’autrefois.

Surtout ils avaient faim.

Les Éduens, longtemps alliés de Rome mais désormais hésitants, n’avaient pas envoyé de blé malgré les appels pressants de César.

Les Boïens, sollicités à leur tour, s’étaient dérobés, prétendant qu’ils n’occupaient qu’un petit territoire et qu’ils étaient trop pauvres.

Rien à prendre dans les environs : le pays autour d’Avaricum avait été systématiquement ravagé.

On put seulement se procurer quelques têtes de bétail dans des villages lointains que les Bituriges n’avaient pas eu le temps d’incendier.

Lorsque la nuit tombait, César se rendait sur le chantier. Il savait qu’en sa présence les soldats redoublaient d’ardeur et retrouvaient l’espoir.

À la clarté des torches, il inspectait les ouvrages avancés et interrogeait les centurions. On entendait le bruit sourd des cognées mêlé au hurlement du vent.

Le légat Quintus s’approcha de César :

— Tout va bien, fit-il ; malgré le froid et la faim, ils ne se plaignent pas ; ils tiennent bon, ils te suivraient au bout du monde.

César, désireux d’éprouver la fermeté de ses hommes, s’approcha d’un groupe de soldats.

— Ne trouvez-vous pas qu’il y a des limites à tout, même à la souffrance ou au courage ? Il gèle à pierre fendre. Les vivres attendus n’arrivent pas. Vous avez faim.

Les légionnaires gardaient le silence.

— Allons, continua César, ce n’est plus le chef qui vous parle, mais le vieux compagnon des bons et des mauvais jours. Que dois-je faire ? Si vous le voulez, je lèverai le siège. J’attends votre avis. Parlez franchement.

— Non, firent aussitôt plusieurs voix indignées.

— Non, reprit Rufus fermement, on en a vu d’autres. Cela nous ferait mal au cœur de ne pas venger les marchands de chez nous qu’ils ont massacrés à Cenabum.

— Certes, ajouta un autre, c’est une honte de fuir.

Le ton montait avec l’indignation. Rufus poursuivit avec une véhémence inhabituelle en présence du proconsul :

— N’aurais-tu plus confiance en nous ? Ne nous est-il jamais arrivé de te décevoir ? Avons-nous déjà obligé notre chef à renoncer à une campagne, à un siège, à un combat ? Dis-le-nous si tu nous crois faibles et lâches. Nous sommes soldats de Rome, n’en sommes-nous plus dignes aujourd’hui ?

César, profondément heureux mais gardant un visage impassible, rassura ses hommes, parla de la sollicitude qu’il avait toujours montrée à leur égard et de l’union parfaite qui devait exister entre leur chef et eux. Il les félicita de leur ténacité qu’il saurait récompenser à sa juste mesure le moment venu.

— Bien, dit-il en terminant, nous prendrons Avaricum.

 

Pendant ce temps Ambiaros, à l’intérieur de la ville, avait organisé la résistance.

Jour après jour, du haut des tours qui garnissaient les remparts, les Bituriges lançaient sur les soldats de Rome des flèches, des balles de plomb, des épieux durcis au feu. Avec des cordes habilement lancées, ils arrachaient les faux des machines et, avec des crampons, le toit des auvents ou des mantelets à l’abri desquels les légionnaires creusaient leurs tranchées jusqu’au pied des murailles.

Au fur et à mesure que les Romains approchaient des remparts, les tours de bois couvertes de peaux fraîches, les Bituriges, habitués dans les mines de fer au dur forage des galeries et des tailles, sapaient les soubassements des épaisses bâtisses qui s’écroulaient avec fracas. On avait armé les esclaves, vidé les arsenaux et les armuriers, les forgerons, les orfèvres tendaient à les rompre avec les cordages des catapultes et des balistes. Les lourdes pierres partaient en sifflant, disloquaient les poutres, écrasaient les boucliers et les poitrines. Les femmes et les enfants entassaient sur les murailles des pieux, des amas de plomb, des cuves pleines d’huile que l’on ferait bouillir sur des trépieds de bronze.

— Harcelons les Romains, avait dit Ambiaros, et bientôt l’Arverne les écrasera sous nos murs. Avaricum restera dans l’Histoire comme le bastion héroïque de la liberté des Gaules.

Une nuit, alors que les légionnaires travaillaient avec ardeur, ils remarquèrent qu’une fumée s’élevait de la terrasse de bois qu’on avait avancée près des remparts. Les Bituriges, sans être vus, avaient creusé une galerie et mis le feu aux ouvrages romains. Au même moment, de toute la ville, une clameur s’éleva et la garnison d’Avaricum fit une sortie par les portes situées de chaque côté des deux tours en bois. Les assiégés, en outre, garnissant la muraille, lançaient sur la terrasse, pour attiser l’incendie, des torches, de la poix, des fagots de bois sec. L’instant était critique pour les Romains.

César garda tout son sang-froid. Ses ordres partirent aussitôt, fermes et précis :

— Deux légions en ordre de bataille, la VIIIe et la Xe pour repousser l’ennemi dans la ville, la Ve au retranchement pour ramener les tours en arrière. Tout le reste sur la terrasse pour éteindre le feu.

Mais un vent froid et sec s’était levé soudain.

Les flammes rampaient et s’allongeaient, joyeuses, au souffle de ces rafales.

Bientôt les mantelets conduisant aux tours furent entièrement consumés.

Les légionnaires, arrivant au secours de leurs camarades, durent passer à découvert, au milieu des poutres calcinées, criblés de flèches par les archers gaulois.

Les Romains, tenant leur bouclier au-dessus de leur tête, entourés d’une nuée d’étincelles, la gorge brûlée par une fumée âcre et épaisse, se passaient des seaux d’eau puisés au creux du marais et, faisant la chaîne, réduisaient les uns après les autres les foyers d’incendie.

Parfois ils isolaient par une tranchée dans le terrassement les parties de la bâtisse où les flammes étaient trop vives ; ils abattaient les charpentes noircies et faisaient la part du feu. Au matin, lorsqu’un brouillard humide recouvrit la campagne, les dernières flammèches s’éteignirent.

À l’aurore aussi le combat cessa. Toute la nuit, les soldats des deux camps avaient soutenu une lutte sans merci. Les Bituriges, maniant à deux mains la lourde épée celte, avaient d’abord enfoncé les cohortes romaines surprises par la violence du choc. Mais bientôt la légion, bardée de fer, avait retrouvé sa cohésion et s’était avancée comme un coin dans les lignes ennemies disloquées. Ce fut un corps à corps sauvage, désespéré, entre les Gaulois blonds, musclés, furieux et les Italiens bruns aux gestes souples et précis, besognant avec leurs glaives courts, gagnant du terrain pied à pied d’une façon irrésistible.

Mais Avaricum fournissait sans cesse des troupes fraîches. La bataille se poursuivait sur le corps des cadavres, au milieu des râles des mourants, des cris de douleur des blessés, des clameurs exaltées des vainqueurs.

— Par Jupiter ! s’écria Quintus engagé en pleine mêlée, on n’a jamais vu ça. On dirait qu’ils se battent comme si le sort entier de la Gaule dépendait de cet instant.

Finalement cependant les Bituriges, épuisés, durent rentrer dans la ville…

Alors que le soleil s’élevait dans le ciel et que les légionnaires prenaient un repos bien mérité, César s’était retiré dans sa tente. Il appela son secrétaire pour noter sans plus tarder ses impressions encore fraîches. Son visage anguleux révélait une attention concentrée. D’une voix ferme, il commença de dicter :

- À l’exceptionnelle valeur de nos soldats, les Gaulois opposaient toutes sortes de moyens : c’est une race d’une extrême ingéniosité… 

Puis il raconta l’héroïque défense d’Avaricum, l’incendie de la terrasse, le combat de la nuit.

- Nous avons vu alors une chose mémorable. Un Gaulois, devant une porte, lançait vers la tour romaine en feu des boules de suif et de poix qu’on lui passait de main en main ; un trait parti d’un scorpion le traverse et le tue ; un de ses voisins enjambe alors le corps et prend sa place ; il tombe également, frappé à son tour par le scorpion ; un troisième lui succède, puis un quatrième et pas une fois jusqu’à la fin du combat, le poste ne cesse d’être occupé. Les Bituriges se sont battus contre nous avec une grande bravoure. 

César se fit remettre par son secrétaire la tablette de cire et, le stylet à la main, il la relut, corrigea une ou deux tournures, puis il la fit ranger auprès des autres dans un coffre de cèdre.

Il se rendit alors au milieu du camp où ses hommes l’accueillirent par des cris d’enthousiasme et de joie.

 

Depuis le soir une activité fébrile régnait dans Avaricum.

La mort dans l’âme, les Gaulois, à qui Vercingétorix en avait donné l’ordre formel, rassemblaient sans bruit armes et bagages pour tenter de traverser les lignes romaines à la faveur de la nuit, car il fallait abandonner la ville désormais perdue…

Ambiaros avait établi son plan :

- on sortirait en silence en se faufilant par petits groupes entre les sentinelles tandis qu’une poignée d’hommes demeurés à l’intérieur de la ville feraient diversion en lançant sur les légionnaires des flèches et des pierres.

Puis la garnison d’Avaricum, se rassemblant à l’arrière des lignes ennemies, rejoindrait à marche forcée la grande armée de Vercingétorix, celle qui, on l’espérait bien, libérerait un jour Avaricum maintenant sacrifiée.

Les Bituriges sentaient en eux une morne tristesse tandis qu’ils vaquaient aux ultimes préparatifs. Plus d’un, rêvant douloureusement aux jours passés, à la douceur de vivre dans sa chère cité, laissa glisser de lourdes larmes sur ses joues.

Mais la plus dure épreuve n’était pas encore venue pour eux…

En effet, ils entendirent bientôt un grand tumulte et les femmes d’Avaricum se précipitèrent en désordre parmi les guerriers. Cheveux dénoués, suppliantes, elles gémissaient en prétendant que les hommes les trahissaient et les abandonnaient aux ennemis.

Les mères poussaient devant elles des enfants qui pleuraient d’effarement, brandissaient des nourrissons hurlants.

— Pourrons-nous, criaient-elles, affronter une marche de nuit dans la boue des marais avec ces petits ? Si vous partez, vous livrez vos femmes et vos enfants aux vainqueurs.

 Quelle cruauté et quelle honte !

Ambiaros essaya de les calmer.

— Si nous restons, comprenez-le donc, nous devrons tôt ou tard nous rendre à César. Tandis qu’en quittant la ville à temps nous pourrons rejoindre l’armée de Vercingétorix et nous continuerons à lutter pour la liberté des Gaules. C’est là notre devoir de guerriers.

Mais en entendant ces mots, les femmes manifestèrent plus bruyamment encore leur indignation et leur désespoir.

— Votre devoir est de défendre votre cité, de protéger vos épouses, vos enfants. Vous n’avez pas le droit de sacrifier des innocents. Nos dieux vous maudiront si vous commettez une pareille lâcheté. Restez à Avaricum, défendez-la jusqu’au bout. Nous, nous ne redoutons pas la mort, si c’est notre destin, mais nous ne voulons pas être livrées sans combat aux ennemis !

C’était bien là la scène pénible que les Bituriges avaient voulu éviter. Ils entreprirent d’apaiser les femmes, mais en vain. Toute la ville n’était que cris et gémissements. Désormais tout essai de fuite était impossible. D’ailleurs, le bruit avait déjà donné l’alerte aux Romains, ici et là des feux s’allumaient, des légionnaires se hélaient.

C’était fini, il faudrait mourir avec Avaricum…

Le lendemain, César rassembla ses hommes à quelque distance des fortifications, dans un petit bois au bord de l’Auron.

— L’heure est venue, leur dit-il, après tant de fatigues, de cueillir le fruit de la victoire. Il pleuvait. Un vent violent soufflait.

Les Bituriges, découragés, n’avaient laissé sur les remparts que quelques sentinelles. La ville semblait engourdie, des trombes d’eau noyaient les rues désertes.

Ambiaros, accompagné des nobles et des druides, s’était retiré dans le temple d’Ésus pour implorer une fois encore la protection du dieu. Les légionnaires, malgré la tempête qui se déchaînait, arrivèrent au pied des murailles dégarnies. Ils lancèrent sur le fossé un pont de bois, dressèrent les échelles qu’ils escaladèrent à la hâte, puis, courant le long de la courtine, ils se rendirent maîtres d’une tour.

Les défenseurs d’Avaricum, le premier moment de surprise passé, se précipitèrent sur le rempart. C’était trop tard. Du haut de la terrasse, les machines romaines, catapultes, balistes, scorpions les écrasèrent sous les coups. Des volées de flèches les obligèrent à reculer pendant qu’avec des crampons les légionnaires descellaient les blocs, élargissaient les brèches et s’engouffraient sans cesse plus nombreux, occupant facilement les murs.

Ambiaros comprit que l’enceinte ne pouvait plus être défendue et il chercha à regrouper ses hommes au cœur de la cité. Les Gaulois se rassemblèrent sur les places, serrèrent les rangs, prêts à soutenir une dure bataille de rues. Mais César vit le danger.

— Ce serait folie, dit-il, de s’engager maintenant dans ce dédale de ruelles. Qu’on les enveloppe en garnissant tout le rempart.

Les Bituriges s’impatientaient.

Soudain, ils aperçurent les Romains qui s’emparaient des tours les unes après les autres. Ils sentirent le combat leur échapper et, craignant que toute retraite leur fût bientôt coupée, ils cédèrent à la panique et se précipitèrent vers la porte nord.

Mais César l’avait fait occuper.

Avec une fureur désespérée, les Gaulois se jetèrent sur l’étroite issue où leurs efforts se brisèrent sur un mur de glaives.

Un moment, la ligne romaine oscilla et parut céder.

Des fuyards, réussissant à passer, coururent éperdus à travers la plaine. La plupart furent exterminés par les cavaliers de Quintus. Ambiaros eut beau payer de sa personne, encourager ses troupes à l’assaut, elles furent arrêtées et refluèrent dans la ville en désordre, accablées d’impuissance et d’angoisse.

Pendant quelque temps encore les flèches jaillirent des murailles et des tours, semant la mort dans cette multitude affolée qui courait en tous sens.

Puis les légionnaires, à un signe de César, entrèrent dans Avaricum, convergeant vers le centre de la place. Ils avançaient pesamment, au coude à coude, et le sol tremblait sous leurs pas.

Insensibles aux cris suppliants des femmes et aux pleurs des enfants, ils égorgeaient tout ce qu’ils trouvaient devant eux. Ils achevaient les blessés et les cadavres s’amoncelaient autour de ces soldats sans pitié, ivres de carnage et de sang.

Sur quarante mille habitants que comptait la cité, huit cents à peine purent rejoindre Vercingétorix et lui apprendre le désastre. Tous les autres furent massacrés.

César, bien qu’il ne s’embarrassât pas de sentiments humanitaires dans la conduite de la guerre, crut nécessaire d’expliquer dans ses Commentaires la cruauté de ses hommes :

— Ils étaient, dit-il, excités par le souvenir de la tuerie de Cenabum et par les fatigues d’un long siège.

La prise d’Avaricum fut pour les Romains un succès décisif.

Ils y trouvèrent, outre un immense butin, le blé et les vivres dont ils avaient un besoin urgent pour continuer la campagne.

César permit à son armée de prendre là quelques jours de répit et de se remettre des privations qu’elle avait endurées, des peines qu’elle avait subies.

Quatre mois plus tard, Vercingétorix, bloqué dans Alésia, obligé de cesser un combat sans espoir, jetait ses armes en signe de reddition aux pieds de son vainqueur.

Peut-être songeait-il alors, en cette heure de douleur et de honte, à la malheureuse cité d’Avaricum, que ses habitants n’avaient su ni détruire ni sauver, et où s’était jouée par un rude hiver, dans une grande plaine où le vent court librement, près des eaux fangeuses de l’Yèvre et de l’Auron, la tragique destinée des Gaules.

 

 

1  Orléans.

2  Peuples de Gaule : les Carnutes (Chartres), les Sénons (Sens), les Turons (Tours), les Auberques (Angers), les Arvernes (Gergovie), les Éduens, alliés de Rome (Autun). 4 Vellaunodunum (Montargis)., Cenabum (Orléans), Noviodunum (Neuvy-surBarangeon).

5 Vingt-quatre kilomètres : au nord-est de Bourges, entre Morogues et Humbligny. 6 Le front de la ville au sud est large de 300 pieds (90 m) ; les deux portes aux angles étaient sur l’emplacement des rues Séraucourt et Moyenne.

7     Le siège dura vingt-sept jours, sans doute entre le 20 mars et le 20 avril.

8     Vercingétorix s’était rapproché d’Avaricum. Son camp se trouvait alors entre Les Aix d’Angillon et Rians.