siberie

Les pattes du grèbe

Conte vogoul — Sibérie

 

Les hommes naîtraient des arbres. Cela vous rappelle-t-il quelque chose ? Quant à la terre, elle s’est formée grâce au plongeon d’un oiseau, parti la chercher au fond de l’eau. Comment, vous n’en croyez rien ?

Pourtant, le mythe du plongeon, vous le trouverez aussi bien en Inde qu’en Sibérie ou chez les Indiens d’Amérique du Nord.

 

Au commencement, il n’y avait que la mer et le ciel et, dans le ciel, le dieu Noumi-Toroum et ses sept fils, qui étaient tous les sept de vaillants

héros.

Et sur les eaux glacées, s’ébattant dans leur nid flottant, il y avait deux oiseaux au plumage d’argent, le petit grèbe et le grand grèbe.

L’air et l’eau ne suffisaient pas aux dieux ni aux oiseaux.

La terre aussi devait exister.

Pour cela, il suffisait d’aller chercher une motte de glaise au fond de l’eau et de la rapporter à la surface.

Ce furent les grèbes qui s’en chargèrent.

Le grand grèbe plongea le premier, profond, profond. Pourtant, il n’atteignit pas le fond.

Le petit grèbe plongea à son tour, aussi profondément qu’il put. Il n’atteignit pas le fond, lui non plus.

Les deux oiseaux décidèrent d’unir leurs efforts et ils plongèrent ensemble, une fois, deux fois, toujours plus profonds. Sans succès.

Ils durent vite remonter à la surface, ils n’en pouvaient plus, ils étaient hors d’haleine.

Ils se reposèrent un moment sur les flots.

Une troisième fois, ils s’enfoncèrent dans l’eau, encore plus loin, encore plus longtemps, si longtemps qu’ils en perdissent le souffle, et, quand ils remontèrent, ils étouffaient.

Du sang coulait sur la poitrine du grand grèbe et sur la nuque du petit. Voici pourquoi, le grèbe adulte porte une tache rouge sur sa gorge argentée et le jeune grèbe une petite sur le cou.

Dans leurs pattes, les deux oiseaux rapportaient une motte de glaise qu’ils déposèrent à la surface de la mer.

Elle forma un tas, puis un monticule, une île, un continent.

Voici comment se forma la terre.

Cependant, du haut du ciel, Noumi-Toroum regardait s’étendre la terre et il s’en réjouissait.

Tout à coup il fronça le sourcil, cette terre ne cessait pas de s’agiter, elle flottait, elle tournait, elle tournoyait au gré des mouvements de l’eau.

Comment faire pour l’arrêter ?

Agacé, le dieu céleste lança adroitement sur elle son énorme ceinture cloutée de fer. Aussitôt la terre s’immobilisa et, à l’endroit où la ceinture l’avait touchée, s’éleva une puissante montagne, l’Oural, qui sépare aujourd’hui l’Europe de l’Asie.

Beaucoup de temps s’écoula.

Noumi-Toroum s’occupait de ses affaires.

La terre ne tourbillonnait plus. Elle s’était épaissie, fortifiée, et la taïga, l’immense forêt des pays nordiques, la recouvrait toute. Mais sous les branches des pins, pas de galopades, pas de chants d’oiseaux dans le feuillage des mélèzes, pas de huttes dans les clairières et nulle trace de ski ou de raquette pour rayer la surface gelée des étangs.

L’un des fils de Noumi-Toroum s’en aperçut et s’en attrista. Il envoya sa sœur, Kalym l’ailée, la messagère, avertir leur père.

— Père, père, tu as consolidé la terre, elle est devenue habitable. Tu dois créer l’homme à présent.

— Très bien, répondit le dieu. Je vais charger de cette tâche ton petit frère, mon fils cadet.

Le jeune garçon se mit à l’ouvrage, coupa sept mélèzes, les tailla avec beaucoup d’application, les sculpta en forme d’hommes.

Ceux-ci demeurèrent immobiles, raides et silencieux.

Pendant ce temps, son oncle, le dieu du monde souterrain, faisait la même chose avec de la terre glaise.

Quand il eut fini, il proposa à son neveu d’échanger ses figurines contre les statuettes de bois.

— Ah non, s’écria le garçon, j’ai eu trop de mal à les fabriquer. Regarde comme mes hommes sont beaux !

— Les miens ne sont pas mal non plus.

— Les tiens sont moins solides que les miens. Si tu laisses tomber sur eux une seule goutte d’eau, ils se fendillent, et si tu les plonges dans la mer, ils fondent.

Le dieu du monde souterrain prit l’air soucieux.

— Tu as raison, finit-il par dire. Aussi vais-je les transformer en Menkws, ils deviendront les esprits bienveillants des forêts. Tes hommes à toi sont plus solides. Seulement ils n’ont ni mouvement ni âme.

— C’est vrai. Comment leur en donner une ?

Embarrassé, le jeune garçon se grattait la tête.

— Si tu voulais, mon oncle… Je ne suis que le fils d’un dieu, mais toi, tu es un dieu… Si tu voulais, tu pourrais leur donner une âme.

— Oui… Pourquoi pas ? À une condition que ton père, NoumiToroum, leur confectionne une colonne vertébrale, pour leur permettre de bouger.

Ainsi ce fut fait.

Le dieu du monde souterrain porta les êtres de mélèze au dieu du ciel, qui souffla dessus et les dispersa dans la taïga.

Du temps encore s’écoula.

Les hommes se multipliaient sur la terre, mais ils n’avaient rien à manger. Kalym l’ailée remonta au ciel voir son père.

— Bonne nouvelle, mon père ! À présent les hommes sont nombreux sur la terre… Mauvaise nouvelle, mon père ! Ils ne vont pas tarder à mourir s’ils n’ont rien pour se nourrir.

Noumi-Toroum réfléchit.

— C’est bon, dit-il à sa fille. Retourne vers tes protégés. Que sous les branches et dans les fourrés, se dispersent l’élan, l’ours, le loup, le renard et la zibeline, que les oiseaux volent dans l’air, que les poissons nagent dans l’eau et que des troupeaux de rennes traversent les étangs gelés ! Désormais, pour se nourrir, l’homme pourra pêcher et chasser.

C’est depuis ce jour-là que les habitants du Grand Nord survivent, malgré la glace et le froid, en chassant et en pêchant, sur la mer et dans la taïga.