Après le déluge
Conte du monde gréco-romain.
Le thème du déluge est universellement évoqué, dans toutes les civilisations. Si l’évocation des grandes eaux recouvrant le sol est partout la même, la manière dont la terre va se repeupler ensuite peut varier… Voici une façon de faire originale.
Les hommes se conduisaient si mal que Zeus, le maître du monde, résolut de se débarrasser d’eux.
Il convoqua l’assemblée des dieux pour leur faire part de sa décision. Ceux-ci arrivèrent par la Voie lactée et prirent place autour de leur roi. Quand Zeus eut terminé son discours, la plupart l’approuvèrent.
Pourtant, tous regrettaient la disparition du genre humain.
Zeus leur promit alors qu’une race d’hommes, nouvelle et meilleure, renaîtrait ensuite, miraculeusement.
Le roi des dieux donna ses ordres.
Il enferma les vents doux, aimables, capables d’écarter les nuages, et lança le Vent du Sud à l’assaut.
Le Vent du Sud leva son visage sombre et l’obscurité enveloppa la terre.
Il étendit ses ailes humides, secoua sa barbe et sa chevelure ruisselantes, tandis que, de la main, il pressait les nuages. Des trombes d’eau se déversèrent et leur fracas emplit l’air.
Cependant, sur les flots, se déchaînait Poséidon, roi de la Mer et frère de Zeus. Il mugissait, il hurlait, il soulevait de son trident des vagues hautes comme des montagnes.
À son appel, les fleuves sortirent de leur lit et bientôt une immense plaine liquide s’étendit à perte de vue, recouvrant champs, villages, forêts, collines, même les temples sacrés des dieux, emportant dans ses remous hommes et bêtes, moissons, maisons, troncs d’arbres, débris de statues, tronçons de colonnes. Seuls voletaient encore quelques oiseaux.
Comme ils n’avaient rien pour se nourrir, rien pour se poser, ils finissaient par tomber à l’eau, épuisés.
Pourtant deux êtres étaient encore en vie :
Deucalion et sa femme, Pyrrha.
Deucalion avait su qu’une catastrophe se préparait, averti par son père, Prométhée, le Titan toujours prêt à aider les hommes.
Sur le conseil de son père, il avait construit une arche solide, en bois d’acacia, et s’y était enfermé avec Pyrrha.
Tous deux étaient purs, justes et bons, tous deux craignaient et honoraient les dieux.
La colère de Zeus s’étant apaisée, le Vent du Sud se calma.
Poséidon, à son de trompe, ordonna à la mer et aux fleuves de se retirer derrière leurs bords. Les nuages se dispersèrent, les eaux commencèrent à refluer et le vaisseau de Deucalion et de Pyrrha se posa doucement sur le sommet du mont Parnasse.
L’homme et la femme, sains et saufs, sortirent de l’arche, posèrent les pieds sur le flanc détrempé du mont, puis adressèrent leurs remerciements aux nymphes de la montagne et à Thémis, la déesse de la Justice, qu’on honorait en ce lieu où elle rendait des oracles.
Ensuite, leurs prières achevées, ils regardèrent autour d’eux.
Les branches des arbres, dépouillées de leurs feuilles, étaient entièrement enduites de boue et, au loin, çà et là, dans la plaine marécageuse, ils pouvaient voir les ruines des villages et des cadavres d’animaux.
Leurs yeux s’emplirent de larmes. Toute la terre dévastée offrait un visage de désolation.
— Mon épouse chérie, dit Deucalion à Pyrrha, nous avons eu la même enfance, puisque nos pères étaient frères, nous avons partagé le même sort, puisque nous nous sommes mariés, et maintenant voici que tu es la seule femme vivante au monde, comme je suis le seul homme… La terreur fait encore trembler ma voix. Que serais-tu devenue si j’avais été englouti par les flots ?
— Et moi, que serais-je devenu si toi, tu avais disparu ? Je me serais jeté à l’eau pour te suivre, je ne t’aurais pas survécu… Nous voici tous les deux bien seuls… Ah, si je pouvais, comme Prométhée, mon père, fabriquer un homme avec de l’argile et lui donner une âme, je repeuplerais la terre ! Hélas ! je n’en suis pas capable.
Tous deux décidèrent alors de se rendre dans ce qui avait été le temple de la grande Thémis, pour lui demander secours.
D’abord ils aspergèrent leurs vêtements et leur tête avec l’eau boueuse du Céphise, le fleuve qui coulait près d’eux.
Une fois purifiés, ils entrèrent dans le sanctuaire délabré, devant l’autel où ne brûlait aucune flamme.
Ils s’agenouillèrent, courbèrent le visage jusqu’au sol et baisèrent la dalle de marbre froid.
— Si nos prières respectueuses peuvent adoucir la colère des dieux et toucher leur cœur, dis-nous, Thémis, toi qui es si bonne, comment faire pour réparer nos pertes et reconstituer la race humaine.
La déesse fut émue. Elle leur répondit par cet oracle :
— Éloignez-vous du temple, voilez-vous la tête et dénouez votre ceinture. Puis lancez derrière vous, par-dessus votre dos, et sans vous retourner, les os de votre grand-mère.
Deucalion et Pyrrha restèrent un long moment immobiles et muets. Ils ne savaient comment interpréter les paroles mystérieuses de la déesse.
Pyrrha finit par déclarer, en tremblant, qu’elle ne pouvait pas obéir à Thémis, elle craignait trop d’offenser l’ombre de sa grand-mère, morte depuis longtemps.
Deucalion réfléchissait.
— Je crois que j’ai compris, affirma-t-il d’une voix rassurante. Notre grand-mère, c’est la terre et ses os, ce sont les pierres.
— Tu crois ? demanda Pyrrha, craintive.
— Que risquons-nous ? Essayons.
Ils sortirent du temple, se voilèrent la tête, dénouèrent leur ceinture, ramassèrent des cailloux le long du fleuve, qu’ils jetèrent dans leur dos, en descendant la pente de la montagne.
Le long de leur chemin, à chaque caillou lancé par Deucalion se dressait un homme, à chaque caillou lancé par Pyrrha, une femme.
Ce fut ainsi que la terre fut repeuplée, après le déluge.
Si cette nouvelle race d’hommes, à laquelle nous appartenons, est si forte au travail et si dure à la peine, ne nous étonnons pas.
Car elle est, à l’origine, faite de pierre.