conte polonaisComment les hommes ont connu la joie.

 

C’était au temps où il n’y avait encore ni princes, ni rois, ni seigneurs, ni manants. Les hommes étaient des hommes, tout simplement, et ils ne connaissaient qu’un seul maître : la Douleur.

Son pas invisible foulait la terre, et tout pliait sous son sceptre.

Les espaces incultes étaient couverts de forêts et de marécages.

Les arbres donnaient quelques fruits dépourvus de saveur, les prairies s’émaillaient d’humbles fleurs des champs, et sur les lacs et les étangs, au bout de leurs tiges flexibles, se balançaient les nénuphars blancs, fleurs mystérieuses et froides.

Elles attirèrent le regard de la belle Swatawa, fille de Jyvia, déesse qui donnait la vie.

Curieuse, elle se penchait sur la terre où rien n’avait d’intérêt pour elle, hormis ces corolles blanches, captives et mobiles à la fois, et que le flot soulevait.

— Ma mère, dit-elle, je veux avoir ces fleurs.

— Je ne comprends point, dit Jyvia, l’attrait qu’ont pour toi ces pauvres plantes, sans couleur et sans parfum. De plus, il est dangereux de les cueillir. Leurs tiges atteignent le royaume de la déesse de la Mort, sur lequel je n’ai aucun pouvoir.

— Mère, je veux descendre sur la terre, je ne serai heureuse que lorsque je les tiendrai entre mes mains.

— N’y songe pas ma fille. La terre est un lieu d’exil, c’est le domaine de la Douleur. Ne vois-tu pas ces êtres misérables qu’on appelle les hommes ? Ils ont faim et ils ont soif, ils sont malades et ils meurent. Mille dangers les menacent : les bêtes de la forêt et les eaux profondes du lac, la pluie qui les transit et le soleil qui les brûle, le froid qui les glace et le fleuve qui les inonde, la maladie qui les terrasse et la mort qui les sépare. Mon enfant, je ne veux point que tu ailles dans ce lieu de misère. Tu es fille de la Lumière, qu’irais-tu faire sur ce globe, plongé, la moitié du temps, dans les ténèbres ?

Swatawa écoutait attentive et observait la vie de la terre avec plus d’intensité que jamais.

Plus elle la regardait, plus son cœur s’attristait.

De ses yeux, une larme roula.

Ce fut la première larme de pitié qui tomba sur la terre. Les hommes sentirent une douceur inconnue envahir leurs âmes.

— Ma mère, dit Swatawa, comment se fait-il que toi, qui fais pousser les fleurs, qui couvrent de feuilles les forêts au printemps, tu n’arrives point à sécher les pleurs de ces misérables créatures humaines ? Étends sur eux ta main secourable. Que ceux qui te doivent la vie obtiennent aussi de toi leur part de bonheur.

— Tu n’es pas de la race des dieux, dit Jyvia courroucée. Les larmes ont souillé ton visage, et un désir a troublé ton cœur. Tu as perdu l’indifférence qui est notre force et la paix qui est notre gloire. Va sur la terre rejoindre les hommes dont tu partageras désormais le sort.

Swatawa, chassée des cieux, se trouva au bord du lac qu’elle avait contemplé d’en haut.

À portée de sa main, sur l’eau, se balançaient les nénuphars, leurs couronnes posées sur les feuilles vertes, étalées et rigides.

— Les voici donc, les fleurs mystérieuses qui ont captivé mon regard, s’écria-t-elle, je les toucherai, elles seront enfin à moi.

L’aube naissait.

Le brouillard se levait lentement, accrochant ses flocons aux branches des saules et aux tiges des roseaux.

Les oiseaux se taisaient.

Le calme triste d’un matin d’automne planait.

Swatawa se pencha au-dessus de l’eau. Les nénuphars semblaient fuir, soulevés par les mouvements de l’onde. Elle étendit sa main. Encore un effort, elle va saisir les fleurs tant convoitées.

Mais soudain, elle perd pied et glisse dans le lac qui referme sur elle ses flots. Maintenant, il y a une fleur de moins sur la surface redevenue lisse et tranquille.

Lorsque la brume, qui recouvrait la terre, se fut dissipée, Jyvia se pencha au-dessus de l’abîme.

Elle épiait les agitations des êtres vivants qui commençaient à secouer leur sommeil. Vainement, elle cherchait à y découvrir les traces de sa fille, dont rien nulle part ne décelait la présence.

La déesse s’aperçut qu’elle avait, elle aussi, un cœur capable de souffrir.

Elle en ressentit une grande honte. Mais, comme rien n’arrivait à calmer sa peine, elle abandonna sa demeure et se mit à parcourir la terre, appelant à grands cris sa fille que, dans sa colère, elle avait elle-même chassée du ciel.

Elle n’avait jamais, jusqu’à présent, approché les hommes. Elle s’était contentée de leur dispenser la lumière et de semer parmi eux les germe de vie au hasard. Elle apprit aux mieux connaître, dans leurs cœurs meurtris, elle trouva la compassion pour son propre tourment, elle se promit de les soulager.

En attendant, son voyage ne leur apportait qu’une plus grande détresse.

Il n’y avait plus personne dans le ciel pour régler les saisons.

Les hivers étaient trop durs, les automnes trop pluvieux, et le soleil trop ardent brûlait les herbes en été.

Jyvia ne parvenait pas à découvrir la retraite de sa fille.

Elle décida enfin de la chercher sous terre.

Elle se dirigea donc vers un rocher qui s’élevait dans une forêt profonde, et dont personne n’avait jamais pénétré le secret, une grotte était taillée dans le roc, mais une dalle énorme en obstruait l’entrée.

— Ma fille est derrière cette dalle, fit la déesse, je ne parviendrai jamais à écarter l’énorme pierre.

Elle appela la foudre à son secours.

Et quand le rocher fut brisé, devant elle s’ouvrit un passage souterrain. Elle y entra. L’ombre l’envahit. Elle marcha longtemps et arriva devant une paroi de cristal qui l’arrêta.

À travers les murs transparents, elle aperçut sa fille assise sur un trône d’or, dans une salle où des colonnes de rubis soutenaient des voûtes en diamant.

Saphirs, émeraudes, topazes et opales scintillaient dans la pénombre.

Au milieu de la salle, dans une vasque en marbre, une fleur de nénuphar se balançait sur l’eau argentée.

Swatawa plongeait ses mains dans une conque nacrée remplie de perles et de pierres précieuses, elle s’amusait à les faire couler entre ses doigts menus.

— Swatawa, appela sa mère, Swatawa !

Elle tourna la tête.

Jyvia ne découvrit sur son visage ni surprise ni joie.

Se levant, elle introduisit sa mère dans son palais somptueux.

— Swatawa, ma fille, es-tu heureuse ? M’as-tu oubliée ? Comment es-tu ici ?

— La déesse de la Mort m’a saisie, lorsque, penchée sur le lac, je cueillais le nénuphar blanc, je suis devenue sa compagne, elle m’a enseigné l’indifférence, qui est la vertu des dieux.

— Remonte avec moi, ma fille. Comment peux-tu, enfant de lumière, vivre dans cette ombre profonde ? Viens avec moi, viens vers la terre dont tu as eu pitié, viens dans les nues où tu as connu la joie.

— Non, ma mère, dit Swatawa. Je suis bien ainsi. Je m’applique à oublier la colère des dieux et les sanglots des humains. Ne sens-tu pas la paix qui m’environne ?

Jyvia, songeuse, quitta sa fille, qui lui était devenue étrangère.

Elle remonta sur la terre. Pour effacer l’image qui se représentait, obsédante, à sa mémoire, elle s’occupa des hommes.

Elle leur apprit à cultiver le sol, à construire la charrue, à greffer les arbres des vergers, à soigner les fleurs des jardins, à tisser les étoffes de chanvre et de laine.

Reconnaissants, ils lui élevèrent des statues et gravèrent son image dans la pierre et dans le bois.

Ils la représentaient avec une couronne d’épis sur la tête et une pomme à la main.

Jyvia retourna au ciel, après avoir promis de veiller à l’ordre des saisons.

Elle aime maintenant la terre.

Elle se penche sur elle et écoute le bruit de la vie dont l’écho lui arrive.

Lorsque l’homme, courbé sur son labeur, laisse monter jusqu’à elle une chanson joyeuse, elle dit dans un sourire :

— J’ai vaincu la Douleur.

Mais la Douleur ricane, tapie dans l’ombre :

— Marchande d’illusions ! Je suis celle que l’homme rencontre tôt ou tard sur son chemin !

Mais elle a beau railler, l’homme qui, avec sa charrue, trace le sillon profond, ne l’écoute plus.

Dans la terre, à pleines mains, il jette le grain qui préservera ses enfants de la faim, plante les arbres dont les générations futures cueilleront les fruits.

Et, le soir, il se repose, songeant au travail qui l’attend le lendemain.

Jyvia a fait naître dans son cœur l’espoir et, avec lui, le bonheur.

 

 

Parution 1929 BnF