dragon

Le dragon de Wawel

Conte et légende polonais.

 

Au bord de la Vistule, il y a de cela longtemps, bien longtemps, se dressait un rocher élevé, qui dominait toute la plaine.

Des ronces entouraient ses pentes, et des forêts touffues.

Un silence morne y régnait.

Les oiseaux fuyaient l’ombre des branches, et les loups eux-mêmes évitaient ses abords.

En été, les hêtres et les chênes seuls bruissaient, les abeilles bourdonnaient autour des tilleuls, c’était pour elles un refuge tranquille. Ici, personne ne viendrait dérober leur miel, pas même l’ours, grand amateur de rayons pleins du liquide doré.

Et pourtant, le crépuscule venu, un rugissement l’emplissait ce silence.

Un corps géant se glissait le long d’un large sentier battu, à travers le fourré.

Les passants attardés regagnaient en hâte leur demeure.

Le paysan qui finissait de tracer son sillon abandonnait sa charrue.

Les chevaux et le bétail qui s’abreuvaient au fleuve fuyaient en désordre, hennissant et beuglant.

Gare aux retardataires !

Le monstre, rapide et agile, malgré sa taille énorme, fonçait sur sa proie et ne regagnait jamais son gîte, sans emporter une victime.

 

Tantôt c’était un cheval qui s’attardait, nageant dans l’eau tiède du soir, tantôt une vache laitière, restée en arrière pour ne pas abandonner son veau, tantôt un pâtre qui, clopinant, rassemblait son troupeau, tantôt une femme qui finissait d’étaler son chanvre sorti de l’eau.

 

 

 

Et en hiver, quand venait le grand froid, quand la terre s’enveloppait d’un linceul de neige et que la Vistule, figée sous la couche de glace, lui servait de pont, il la traversait pour aller chercher sa pâture dans de lointains hameaux.

Les audacieux qui essayaient de se défendre tombaient sous ses griffes, car aucune arme n’avait de prise sur sa brillante carapace.

La terreur régnait aux alentours.

La terre fertile restait en friche, et les mères pleuraient leurs enfants.

Le soir, à la veillée, lorsque les femmes filaient, que les hommes réparaient leurs outils et leurs nasses, on ne parlait que du féroce dragon qui habitait le rocher de Wawel, au bord de l’eau.

Tous se réunissaient autour du brasier allumé dans les chaumières, sur la terre battue, où les bûches et les fagots entassés jetaient leurs feux sur les murs noircis.

La fumée s’échappait à travers les fentes du toit de chaume ou à travers les poutres dont la maison était bâtie.

Ces chaumières n’avaient ni cheminées ni fenêtres.

Sur les ouvertures ménagées pour laisser passer le jour, on abaissait, le soir, les peaux de bêtes, et la lourde porte était close, car les loups rôdaient autour dès la tombée de la nuit.

Dans la maison de Miloche, l’ancien du village le plus proche du Wawel, les hommes étaient rassemblés. Leur aspect était doux, les visages ronds qu’éclairaient deux yeux bleus et rieurs, cheveux blonds coupés à la naissance du cou, longues moustaches claires qui descendaient sur un menton sans barbe.

Ils étaient vêtus de courtes chemises de laine, serrées à la taille, des bandes de toile entouraient leurs jambes, ils étaient pieds nus ou chaussés de sandales en écorce de saule ou de bouleau.

Les femmes préparaient le repas, une épaule de bison et un cochon de lait cuisaient à la broche.

On jetait au feu des branches de genièvre dont les grains garnissaient l’intérieur du rôti.

Le fumet agréable se répandait dans la pièce. Tout le monde humait avec plaisir cette odeur familière et, déjà, les filles de la maison faisaient circuler des outres en peau de chèvre, pleines de lait fraîchement trait.

Elles aussi étaient vêtues de laine blanche, de longues tresses descendaient sur leurs épaules, elles portaient sur leur tête des guirlandes de thym et de serpolet. Lorsque le rôti fut à point, Miloche retira de la cendre les galettes qui avaient fini de cuire, et les distribua à ses invités.

La conversation s’animait, pendant que des mains avides arrachaient des morceaux de viande grasse et de peau croustillante.

— Ce n’est pas souvent, dit un vieillard, que nous pouvons jouir d’un pareil festin, et bientôt il ne nous restera plus un porc, plus un mouton pour célébrer le jour où, pour la première fois, on taille les cheveux de nos fils.

— Que les dieux confondent le maudit dragon, s’écrièrent les assistants.

— C’est pourquoi je vous ai invités à rompre le pain avec moi, dit Miloche. Il faut en finir. Seuls, nous ne pouvons rien. Il serait bon d’envoyer des messagers au roi, afin qu’il nous aide à débarrasser le pays de ce monstre insatiable.

— Rien que dans notre village, dit Bartek, il a ravi vingt génisses, dix-huit bœufs de labour et des brebis innombrables. C’est un fléau.

— S’il ne s’en prenait qu’aux bêtes, dit Skouba, le mal serait moins grave. Mais ce printemps, vous le savez bien tous, il a attaqué ma femme, son enfant dans les bras, elle ne pouvait fuir, elle criait et se débattait, j’accourus à son aide, mais déjà l’horrible bête l’emportait dans sa tanière. Et me voilà seul maintenant dans ma masure.

Tous se turent un moment.

— Vous l’avez donc vu de près, Skouba ? demanda Mila, fille de Miloche.

— Bien sûr, puisque j’ai couru après. Il est long de cinquante coudées au moins, sa queue est terminée par un dard, ses pattes sont larges et courtes. On dirait celles d’un gigantesque lézard, sa peau est couverte d’écailles comme celles du poisson, et je ne sais s’il court ou s’il vole, mais il m’a bien semblé qu’il avait des ailes comme la chauvesouris.

— Tu n’as pas vu sa tête ? fit Mila curieuse.

— Non, ma belle, puisque j’étais derrière.

— Eh bien ! moi, je sais comment elle est faite. On dit qu’il a la langue comme celle d’une vipère, une gueule énorme, et les dents plus grandes que les défenses du sanglier, que le feu sort de ses narines, et que ses yeux brillent comme le soleil. On dit aussi que les oiseaux, lorsqu’il les regarde, cessent de chanter, battent des ailes et, comme attirés, descendent tout seuls dans sa gueule.

— Tu penses bien, Mila, dit son frère, que personne ne s’amuse à regarder les oiseaux qui descendent tout seuls dans sa gueule. On prend au plus vite ses jambes à son cou.

— Tout le monde n’est pas comme toi, Lelek, il y a des hardis.

— Trêve de bavardage, dit Miloche, que les femmes se retirent, nous allons tenir conseil.

Et le matin, dès l’aube, dix hommes, montés sur de petits chevaux aux longues crinières et dont la queue balayait la terre, partaient au petit trot dans la direction du château du roi Krakous.

Afin que les guetteurs puissent voir au loin, il se dressait sur une colline dégarnie. C’était une grande bâtisse, construite en poutres de mélèze, soigneusement équarries, larges et épaisses. Sur le toit en pente, l’eau glissait facilement pendant les pluies d’automne, et la neige, en hiver, n’y séjournait point.

Les fenêtres, petites et nombreuses, étaient tendues de vessies cousues ensemble. De grands clous de bois ornaient les battants du portail large et sculpté. Sculptée également était la poutre maîtresse qui soutenait le plafond de la grande salle.

Le château était flanqué d’une haute tour carrée, et entouré de plusieurs rangs de palissades composées de piquets pointus, derrière lesquels se tenaient les veilleurs.

On introduisit les visiteurs dans une vaste pièce.

Ils s’arrêtèrent sur le seuil, intimidés.

Jamais ils n’avaient rien vu d’aussi beau.

Comme les petites fenêtres ne donnaient pas assez de jour, des torches d’un bois odorant, fichées dans des vases en pierre, éclairaient l’intérieur.

Le sol était jonché de magnifiques peaux de bêtes, des ours bruns, noirs et blancs, semblaient se reposer, la tête entre leurs pattes allongées.

Des cornes d’aurochs, de daims et d’élans, des têtes de cerfs, de sangliers et de bisons, ornaient les murs où pendaient des armes en silex, d’énormes épieux et des massues en bois très dur.

Le roi était assis sur un trône ciselé, orné de coquillages et de petites plaques brillantes ; on aurait dit des paillettes de soleil. Il portait des étoffes de couleur, et son manteau pourpre était doublé de fauve zibeline. Des bas de cuir moulaient ses jambes et ses pieds, et sur sa tête luisait un cercle argenté : on aurait dit une écaille du terrible dragon.

Combien pauvres et misérables leur semblaient les quelques rayons de miel, les quelques pièces de laine qu’ils apportaient en offrande.

Le bon roi Krakous les reçut avec aménité et, après les avoir entendus, promit son aide.

À ses côtés, deux jeunes gens se tenaient, des princes sans doute, car leurs habits étaient plus beaux que ceux de leur suite. Presque du même âge tous les deux, ils ne se ressemblaient guère.

L’un était blond au doux visage, les boucles sombres de l’autre encadraient un dur regard et une bouche cruelle.

C’étaient Krak et Lech, les deux fils du roi.

L’audience était terminée, et déjà le roi recommandait à son intendant de bien traiter ses hôtes, lorsque Skouba s’avança :

— Seigneur roi, dit-il, dans ma solitude j’ai eu deux compagnons, un faucon et un chien.

Le faucon a l’œil vif et l’aile agile, le héron ne lui résiste point, et l’aigle lui-même le fuit. Je demande à notre douce princesse de l’accepter pour ses chasses. Et pour les jeunes princes, voilà le chien que j’ai dressé et qui n’a point d’égal. Il ne recule ni devant l’ours ni devant le loup. Il déjoue les ruses du renard et déniche le blaireau.

C’est un ami fidèle qui s’attache à ceux qui ont le cœur généreux.

— Le don que tu nous fais nous touche, dit le roi, qu’on fait venir la princesse, et vous, mes fils, remerciez Skouba du cadeau qu’il vous fait.

— Un beau cadeau, en effet ! railla Lech.

Il étendait déjà la main pour saisir le chien que Skouba leur amenait, mais l’animal grogna, montra ses crocs et alla se coucher aux pieds de Krak.

À ce moment, un mouvement se fit.

Suivie de ses demoiselles d’honneur, en robes blanches et couronnées de fleurs, Wanda s’avançait.

C’était comme si un rayon de soleil avait pénétré dans la vaste salle, son visage était souriant, ses yeux étaient radieux, et ses cheveux blonds et bouclés, la couvraient tout entière. Les roses sur son front embaumaient, plus grande que ses compagnes, comme elles de blanc vêtue, elle portait un manteau écarlate jeté sur ses épaules, car elle était de sang royal.

— Vous m’avez appelée, Seigneur mon Père, dit-elle, en s’arrêtant devant le trône.

— Approche, ma fille. Voilà un homme que les malheurs ont frappé. Le dragon a dévoré sa femme et son enfant, pour vous être agréable, il se défait des deux seuls amis qui lui restaient dans sa solitude. Voilà un faucon pour toi.

— Oh ! le bel oiseau ! s’exclama Wanda, jamais je n’en ai vu d’aussi grand.

Elle lui enleva son petit capuchon et, le plaçant sur son poing, lui parla doucement. — Tu ne me quitteras plus, joli faucon, mais il ne faudra point t’attaquer aux petits de la cigogne qui a fait son nid au sommet de la tour carrée ni aux hirondelles qui nichent au-dessus de ma fenêtre, car voilà le printemps, elles ont déjà quitté la boue des marécages où elles passent l’hiver.

— Brave homme, dit-elle à Skouba, c’est un don précieux. Comment pourrai-je te remercier ? Et, se tournant vers le roi. Seigneur mon Père, puisque cet homme n’a plus personne et qu’il est malheureux, ne pourrait-il pas rester avec nous ? J’ai justement besoin d’un fauconnier, car mon pauvre Slawek se fait vieux et ne peut plus me suivre dans mes chasses.

— Qu’en dis-tu, Skouba ? demanda le roi.

— J’aime les bêtes, Seigneur, et, comme je suis patient, je les dresse facilement. Ce serait un bonheur pour moi, mais j’ignore si je saurai servir un roi, car, de mon métier, je ne suis qu’un pauvre cordonnier.

— Qu’à cela ne tienne, dit le bon Krakous en riant, tu nous feras des bottes si le cœur t’en dit, mais en attendant, je te nomme notre grand fauconnier.

Skouba, transporté de joie, baisa les pieds du roi.

Et désormais il s’attacha de toute son âme à Krakous et à ses enfants.

 

Depuis ce jour, le sommeil a quitté le roi. Il tourne et retourne dans sa tête les moyens de tuer le dragon, mais aucun ne lui semble bon.

Les épieux n’ont point de prise sur sa peau cuirassée, les pierres rebondissent, la poix bouillante coule sur sa carapace sans lui causer aucun mal.

Une armée n’y pourra rien, il l’empoisonnerait par son haleine fétide.

      — Et pourtant, pense le roi, le peuple a mis sa confiance en moi. Demain, j’irai dans le bois sacré consulter le grand prêtre.

Il fait réveiller Skouba, et lorsque celui-ci se présente :

— Dis encore comment est fait ce dragon ?

Skouba, pour la dixième fois, répète ce qu’il a déjà raconté et, quand il a fini, il ajoute timidement :

— Seigneur roi, j’ai une idée. Je sais bien que l’idée d’un manant comme moi ne vaut point celle qui naît dans la tête d’un roi, mais puisqu’elle va passer par vos oreilles, mon doux Seigneur, il en adviendra peut-être quelque chose de bon.

— Dis toujours, répond le bon roi Krakous.

— Eh bien ! voilà. Puisque la force n’y peut rien, il faut employer la ruse.

— Je n’aime pas beaucoup cette arme, dit le roi. Quand je rencontre un aurochs, je le saisis par les cornes et je lui tords le cou.

— L’aurochs est une bête puissante, qui lutte au grand jour, c’est une bête noble et terrible, digne de se mesurer avec les rois. Mais ce dragon doit être au service de Majanna, la noire déesse, dit Skouba, en baissant la voix, et en crachant derrière lui à trois reprises afin d’éloigner le mauvais sort. Que Jyvia, déesse de la vie, nous protège !

— Qu’elle nous protège ! répéta Krakous. Voyons ton idée ?

— Je pensais que nous pourrions tuer un mouton bien gras, pas trop gros pourtant, afin que le monstre puisse l’avaler d’un seul coup, on le viderait de ses entrailles et on mettrait à leur place du goudron et du soufre. On le jetterait au dragon au moment où il descendra de son antre. Cette mixture lui brûlera le ventre et nous en serons débarrassés, si le grand Yécha, le créateur, et Lada la douce viennent à notre secours.

— Ton idée est bonne, dit le sage Krakous, ainsi nous ferons.

Et il s’endormit d’un sommeil paisible, pendant que le fidèle Skouba, jusqu’au petit jour, pila le soufre et prépara le goudron.

Dès le malin, le château est en émoi

Tous brûlent de participer à l’expédition, mais le prudent Krakous veut y aller tout seul, de peur que le bruit insolite d’une troupe en marche n’éveille la méfiance de la bête.

Lech raille Krak qui supplie son père de l’emmener.

— En vérité, dit-il, exposer la vie d’un roi et celle d’un prince pour défendre des manants est une folie, ce n’est pas moi qui y prêterais la main. Que craignons-nous dans ce château, le dragon nous a-t-il enlevé une seule brebis ?

— Tu n’es pas digne d’être roi ! lui dit le vaillant Krakous. Un roi donne sa vie pour sauver son peuple.

Le méchant Lech se réjouit au fond de lui-même et invoque Majanna, la ténébreuse déesse :

— Viens à mon secours, ô malfaisante ! Que personne n’en revienne, et je serai roi malgré ce que me prédit mon père.

Wanda, anxieuse, regarde le soleil descendre. Dans la cour, trois chevaux sont sellés, les chevaux les plus agiles de l’écurie du roi, ils piaffent et s’ébrouent, afin de les faire patienter, les palefreniers se mettent à les promener dans la cour d’honneur.

L’heure s’avance, déjà les ombres s’allongent, le roi, Krak et Skouba sautent sur leurs montures.

On apporte au grand fauconnier le mouton qu’il a préparé, tout enduit de graisse et de sang frais. Ses habits en sont maculés. On ouvre devant eux le portail à deux battants.

Les voilà déjà sur le chemin qui mène au Wawel.

Wanda, montée à la tour carrée, les suit des yeux, ils sont déjà petits, tout petits, à l’orée des bois.

Personne sur les routes.
Le roi a défendu à qui que ce soit d’abandonner son logis.

Les cavaliers entrent sous bois, la mousse assourdit le bruit des sabots.

Quelques biches apeurées traversent la route.

Le ciel flamboie tout rouge du côté du couchant, et, du haut de la montagne, un rugissement effrayant parvient à leurs oreilles.

Bientôt, la terre tremble sous le corps énorme du monstre qui sort de sa caverne.

C’est le moment.

Le roi prend le mouton des mains de Skouba, il va lui-même le poser sur la sente qui descend vers la Vistule.

Tous les trois essaient de retenir les chevaux qui se cabrent. Ils veulent jusqu’au bout accomplir leur tâche, leurs épieux sont prêts, leurs massues sont levées, et il ne sera pas dit que le courageux Krakous aura reculé devant le danger.

Mais les chevaux inquiets dressent et remuent leurs oreilles afin de mieux entendre d’où vient l’ennemi.

Tout à coup, ils bondissent, fous de terreur, et dans un galop échevelé, à travers les broussailles, à travers les fougères, emportent leurs cavaliers qui s’efforcent en vain de les retenir, et de leur faire rebrousser chemin.

Leur course folle ne s’arrête que dans la cour du château dont les guetteurs ont fait ouvrir les portes. On s’empresse, on les entoure, deux cavaliers seulement mettent pied à terre, le cheval de Skouba ne porte personne.

Ce même soir, dans la grande salle du trône, le silence règne, bien qu’elle soit pleine de monde.

Le bon roi Krakous est sombre.

Cette fuite est indigne de lui, qui n’a jamais reculé devant la mort. Mais, certes, des esprits malins et moqueurs s’en sont mêlés, car lui, dont le bras de fer est toujours victorieux, n’a pu arrêter son coursier.

Lech rit sous cape et se frotte les mains.

Mais quelle est cette rumeur dans la cour quels sont ces cris et ces appels joyeux ?

— Vive Krakous, notre roi ! Vive notre bon prince Krak !

Sous la poussée de la foule, la porte cède. Des hommes pénètrent dans la salle et à leur tête, Skouba, les habits en lambeaux et tout essoufflé.

— Il a crevé, Seigneur, il a crevé, le maudit dragon. Vive Krakous, notre roi !

— Comment, comment, vite, raconte, crie-t-on de tous côtés.

Skouba reprend haleine.

— Pardonnez-moi, mon bon roi, de vous avoir faussé compagnie, mais je ne suis qu’un pauvre artisan, et point habitué à dompter des coursiers fougueux. Je me suis bien cramponné à la crinière de mon cheval, j’ai même essayé de me retenir à sa queue, rien n’y a fait. Il s’est débarrassé de moi comme d’une botte de foin. De toutes les forces qui me restaient, je me suis agrippé à la branche du grand chêne qui pousse au bord du sentier maudit. J’ai grimpé aussi haut que j’ai pu et me suis tapi dans les feuilles. Le dragon irrité accourait déjà. Le vent, il faut le croire, m’était favorable, car bien qu’il remuât la tête de tous côtés, il ne flaira pas ma présence. Il approchait, menaçant et terrible. Je pensais tomber de frayeur en voyant ses yeux qui luisaient, en entendant son souffle puissant qui faisait danser les feuilles, en sentant l’odeur âcre et fétide qui sortait de sa gueule ouverte. J’écarquillais les yeux, ma respiration m’étranglait.

Le mouton posé par mon roi attira son attention et déchaîna sa fureur. Il dut croire que c’était la pauvre et innocente bête qui avait fait tout ce bruit, car, sans le flairer, sans même se rendre compte de ce que c’était, d’un coup de sa langue fourchue, il l’enleva et l’engouffra dans son gosier.

Le goût du sang et de la graisse devait lui plaire, car, content de sa victoire, il poussa un grognement satisfait, me sembla-t-il. Se pourléchant, ralentissant sa marche, il continua à descendre la pente.

— Protège-moi, bonne Jyvia, pensai-je, le mouton ne suffit point à son appétit. Caché dans mes branches, j’attendais, transi de peur, mais bientôt un rugissement fit trembler les chênes, les glands mûrs tombaient comme secoués par le vent, et il me fallait m’accrocher de toutes mes forces à mon arbre pour ne pas glisser.

J’ai entendu un glouglou prolongé.

— C’est le monstre, me dis-je, qui lape l’eau de la Vistule.

Un cri d’agonie, un éclat de tonnerre, puis plus rien !

— Le grand et puissant Yécha nous est venu en aide, murmurai-je.

Et avec précaution, d’arbre en arbre, je parvins à atteindre le dernier chêne au bord du fleuve. Je ne pouvais en croire mes yeux. Le dragon gisait, immobile, de son ventre ouvert, l’eau s’échappait à grands flots !

— Ah ! brigand, lui dis-je, quand je fus bien certain qu’il ne se relèverait plus, nous t’avons servi un repas à ton goût ! Ah ! tu avais soif et notre bonne Vistule t’a abreuvé jusqu’à te faire crever. Finie la désolation, finies les larmes, dragon de malheur. Tu as tué, on t’a tué. C’est justice !

Le roi serre sur son cœur cet humble et fidèle serviteur. Il fait servir un repas fastueux.

Les flûtes, les chalumeaux et les cornemuses jouent des airs joyeux.

Les convives chantent et frappent des mains en cadence.

Les outres d’hydromel circulent, c’est la joie, c’est la délivrance.

Dès l’aube, la foule se presse au pied du Wawel, chacun veut voir cette carcasse gigantesque désormais inoffensive.

Et suivant le sentier que la bête avait tracé en le foulant de ses pattes énormes, le cortège du roi monte vers le sommet.

Du haut du rocher, le souverain contemple tout le pays étendu à ses pieds.

Voilà le fleuve qui, de son ruban, entoure le mont Wawel.
Voilà les prairies, les champs et les bois, les villages et les hameaux, et, au Sud, les monts Carpathes, rempart rocheux.

— C’est ici que nous construirons notre château, dit le roi. D’ici je regarderai mon peuple vivre dans la paix et le travail. Qu’on déboise la contrée, qu’on bâtisse une ville, elle portera mon nom, je l’appellerai Krakow, en mon honneur et en l’honneur de mon fils bien-aimé.

C’est ainsi que, d’après une vieille légende, s’éleva le château de Wawel.

Les siècles passèrent, les rois y vécurent, et leurs restes reposent dans les cryptes de la cathédrale qui fut bâtie, bien, bien plus tard.

C’est là qu’ils venaient se faire couronner, là ils régnèrent heureux, et c’est là aussi que dorment, apportés de loin, les grands guerriers et les grands poètes, rois de la pensée.

C’est le reliquaire du peuple polonais, et, montant le chemin, large aujourd’hui, où dans la brume des temps, à travers la forêt, chevauchait le bon roi Krakous, tout enfant sent son cœur battre d’émotion et d’amour pour son pays et sa glorieuse histoire.

 

BnF 1929